RENCONTRE AVEC FRANÇOIS TRUFFAUT
à propos de La mariée était en noir (1967) Jeune Cinéma n°31, mai 1968
Jeune Cinéma : Vous avez, cette année, fait deux films, « La mariée était en noir » et « Baisers volés ». Il semble que vous ayez deux façons très différentes de travailler. Si l’on regarde ces derniers films, l’un correspond à ceux que vous appelez vos films improvisés, comme « Les Mistons », « L’Amour à vingt ans », « Histoire d’eau », par exemple, et l’autre aux adaptations d’œuvres littéraires comme « Jules et Jim », « Tirez sur le pianiste », « Fahrenheit 451 »… Pourriez-vous dire ce que cela représente pour vous, ces deux manières de faire un film ?
François Truffaut : C’est vrai que les deux manières sont là alternativement, parce que je suis quelquefois amené à préparer beaucoup quand il s’agit d’un matériel assez loin de moi. Par contre, je me laisse aller davantage quand je manipule un matériel plus proche, plus réaliste, plus personnel.
J.C. : Un matériel loin de vous, mais vous l’avez aimé, vous l’avez choisi, alors...
F.T. : Oui, mais il est loin de moi dans la mesure où il n’offre pas de repères avec ma vie. Il y a peu de place pour l’impression dans un film comme La Mariée, car le sujet exige une construction rigoureuse, une faute de scénario serait assez grave. Jeanne Moreau est une espèce de symbole, elle nous mène d’un homme à un autre, ce n’est pas vraiment un personnage. Il était donc obligatoire de bien préparer les événements.
J.C. : Pourquoi avez-vous choisi d’adapter ce roman de William Irish, « The bride wore black » ?
F.T. : Lorsque nous parlions, Jeanne Moreau et moi, de refaire un film ensemble, je repoussais beaucoup de sujets, car, d’une façon ou d’une autre, ils me semblaient recouper, même lointainement, Jules et Jim. Et quand j’ai relu ce roman de William Irish - dont je me souvenais pour l’avoir lu à la Libération en cachette de ma mère - il m’a donné la conviction que nous tenions une histoire dans laquelle il n’y aurait pas une seule scène commune aux deux films.
Est-ce suffisant pour expliquer mon choix ? le ne sais pas : il y a aussi la satisfaction de voir un personnage qui décide une chose et va jusqu’au bout. L’idée également - ce qui recoupe un peu Le Pianiste -, d’opposer un personnage à plusieurs de l’autre sexe, et d’écrire un dialogue qui ne traite que des rapports entre les hommes et les femmes.
L’action policière avance toute seule, sans le secours des dialogues. C’était tentant pour moi de faire deux films en un. Et puis il y a enfin mon admiration pour ce livre dont j’aime beaucoup le climat... On a beaucoup fait, en France, de films d’après des romans de James Hadley Chase transposés sur la Côte d’Azur. Ça n’a jamais réussi, j’ai l’impression que c’est parce qu’on a toujours essayé de faire un produit français à partir d’un produit américain ou anglais. Je vois ces choses-là dans une autre perspective, je suis attiré par l’idée du pays imaginaire.
J.C. : Et pourquoi ?
F.T. : Parce que je vois ces livres-là - les romans de William Irish, ou de David Goodis que j’aime beaucoup également - comme des contes de fées pour adultes. Et je les adapte dans le même esprit que Jean Cocteau tournant La Belle et la Bête, enfin en jouant un jeu moins ouvertement féerique. Pour moi, c’est ceci : "apparition", "disparition", "ils étaient cinq", "où sont passés les cinq ? ". C’est ce côté-là qui me plaît énormément.
J.C. : « La mariée » est le deuxième roman policier que vous adaptez. Vous vous attendez sans doute à ce que l’on vous parle, à ce propos, de Alfred Hitchcock à cause du livre que vous avez publié l’an passé. J’ai l’impression que vous ne niez jamais les influences que vous subissez ?
F.T. : J’ai une idée, si vous voulez, qui est intéressante comme toutes les idées, un peu folle aussi comme les idées trop théoriques, à savoir qu’il y a une réconciliation possible entre Jean Renoir (le comble du cinéma de personnages) et Alfred Hitchcock, (le comble du cinéma de situations). Il y a de chaque côté des inconvénients. Je crois que chez Alfred Hitchcock ce serait parfois du côté du réalisme, de l’humanité ; et chez Jean Renoir, les situations pas assez fortes quelquefois.
Je crois à un mélange. J’aime le côté expérimental de ce que l’on fait, et j’ai essayé, avec La Mariée, de faire une histoire, pas hitchcockienne - il s’intéresse davantage aux innocents qu’aux coupables -, mais selon un principe de narration "à la Hitchcock." Le premier homme, Claude Rich : "que lui veut-elle ?", "tiens, elle le tue" ; et le deuxième homme, Michel Bouquet : "zut, elle va le tuer" ; le troisième, Daniel Boulanger : "tiens, ça ne se passe pas comme prévu" ; à la fin : "elle va se faire prendre, tiens non, on croyait que...". Tout le temps on tient compte du raisonnement du public, et on s’en amuse. On se dit : "On va lui faire croire que...". qu’elle va tomber amoureuse de Charles Denner, par exemple.
J.C. : Nous croyons être complices, et puis finalement...
F.T. : Vous ne l’êtes pas tout à fait. Le principe est hitchcockien. Mais le parti pris de faire parler les personnages de choses extérieures l’action, cela, Alfred Hitchcock ne le ferait jamais, ce serait pour lui un affaiblissement du drame. Je pars du principe qu’ici le drame est tellement fort qu’il n’y a pas de danger de l’affaiblir, qu’au contraire il vaut mieux lui donner de la réalité. J’essaie, au fond, de rendre les personnages assez vivants et je crois que ça marche à partir de Michel Bouquet. Michel Lonsdale, Michel Bouquet et Charles Denner sont vivants, je crois. Les premiers, ce sont des complices, des copains et c’est un autre ton, qui donne un peu le climat dont on aura besoin à la fin.
JC : Jeanne Moreau a un rôle très lourd.
F.T. : Elle dit que c’est le rôle le plus difficile qu’elle ait jamais eu, et je veux bien le croire. Elle avait toujours un travail de double pensée à faire, il lui était très pénible de ne pas jouer avec les hommes, eux se livraient sincèrement, elle les écoutait tout en ayant son arrière-pensée. Elle a été déprimée pendant le film, au contraire de Jules et Jim qui avait été un enchantement pour elle. Elle a souffert de l’impression de jouer toute seule, de ne pas dialoguer avec ses partenaires. Et ça peut paraître naïf aux gens, mais en fait les acteurs sont influencés par ce qu’ils jouent. La mariée est un film de destruction, ceci l’a beaucoup abattue. L’épisode du cagibi en particulier et le coup de feu au mariage qu’il a fallu recommencer puisqu’il est utilisé plusieurs fois dans le film.
J.C. : Vous avez expliqué, tout à l’heure, l’insuccès de certaines adaptations de romans américains par le souci qu’avaient eu leurs auteurs de faire un produit français d’un produit américain. D’où, chez vous, la nécessité du pays imaginaire. Pourtant vous avez parlé, lors de différents entretiens, de votre conception du film américain tourné dans l’esprit européen. Pourriez-vous, à propos de « La Mariée », préciser votre pensée ?
F.T. : Je suis sûr que les Américains n’auraient pas fait La Mariée dans le même esprit, ils auraient essayé de la rendre plus sympathique. Au début, lorsque Les Artistes associés, par exemple, avaient peur du scénario, je m’étais amusé à imaginer comment les Américains auraient fait le film, à Hollywood. Et je voyais comme première scène, une clinique, puis la grille d’entrée de la clinique, d’où on aurait vu sortir Jeanne Moreau, sa mère et le docteur. Et le docteur aurait rendu Jeanne à sa mère en disant : "Ça va, elle va être raisonnable maintenant, mais occupez-vous bien d’elle". Ensuite, elles seraient revenues à la maison. Jeanne Moreau aurait alors fait ses valises et serait partie en cachette de sa mère. Je ne sais pas si vous vous rendez compte qu’une simple scène comme celle-là change à peu près tout le film : "Elle a toutes les excuses, elle est folle !". L’esprit français, c’est de manipuler ce matériel américain, mais de refuser d’y mettre des fous et des méchants. J’ai finalement rendu les hommes presque sympathiques un par un, en tous les cas jamais odieux, pas même le père du petit garçon. L’esprit européen, c’est d’arrondir les angles plutôt que renforcer le drame, c’est de l’atténuer tout le temps. Les effets ? C’est le sujet lui-même.
J.C. : Vous parlez de « La Mariée » avec une chaleur que le film appelle tout à fait. Un jour pourtant, je vous ai entendu dire que ce qui comptait dans la vie d’un cinéaste, c’était son premier film, qu’après ce n’était plus qu’une carrière...
F.T. : Et vous avez été un peu attristée ? Je ne crois pas avoir dit cela, ou plutôt j’ai dû le dire pour les trois premiers films. Je crois à la nécessité profonde des trois films, après on tourne autour de ce qu’on a fait avant. Vous savez, ce n’est pas une idée plus triste que de dire : "Un homme se forme entre 7 et 16 ans, après il vivra toute sa vie sur ce qu’il aura acquis entre ces deux âges". C’est une idée à la Georges Simenon, et que je crois juste. En ce qui concerne le cinéaste, je crois beaucoup à cette idée que je me fais des trois films : le premier est le plus bouleversant parce que c’est un saut dans le vide, le deuxième est toujours plus léger, plus mince. Dans le premier on veut tout dire, dans le deuxième on accepte de ne mettre qu’une partie du monde. Le troisième est un effort de réconciliation ou de synthèse, toujours très riche - je parle dans la perspective d’un cinéaste qui a pu tourner ce qu’il voulait. Cela se confirme très bien, je trouve, pour Alain Resnais par exemple, et d’une façon très cohérente : « Hiroshima », « Marienbad », « Muriel ».
À partir du quatrième film, il y a éventuellement autant nécessité qu’avant mais je crois que l’on va, toute sa vie, jouer avec un matériel contenu d’une façon ou d’une autre dans les trois premiers. Ce que l’on fera peut-être, c’est mélanger « Muriel » et « Marienbad » et puis après « Hiroshima » et « Muriel », parce qu’on s’aperçoit que ce que l’on croyait compartimenté peut au fond très bien déboucher l’un sur l’autre. Cela ne veut pas dire qu’on ne fera plus de choses importantes. Il est bien évident qu’il fallait faire « La Règle du jeu », et c’était peut-être le dix-septième film de Jean Renoir. Peu à peu, on se domine... Il y a des carrières passionnantes comme celle de Ingmarr Bergman, de Luis Buñuel aussi. Max Ophüls m’a dit, un jour : "Je n’ai plus vu de films de Orson Welles depuis « Citizen Kane », que j’ai follement admiré. Mais je me doute comment sont les autres, je n’ai qu’à repenser chaque fois à « Citizen Kane ». " Cette idée m’a plu, oui. Effectivement, on peut suivre la carrière de quelqu’un en n’ayant vu que ses tout premiers films.
J.C. : Dans vos films on trouve certainement une constante, celle de la tendresse, par exemple, mais...
F.T. : Vous allez me dire : "Vos films sont très différents". On utilise quelquefois cela comme une critique, l’indice d’un manque de personnalité. Mais il y a toujours, dans mes films, le personnage en dehors de la société. Je sais très bien que Jeanne Moreau dans « La Mariée », c’est exactement Jean-Pierre Léaud dans « Les Quatre cents coups », même si cela prend une forme moins séduisante, ou moins émouvante, ou plus abstraite. N’importe, je sais forcément que c’est la même chose, parce que c’est la même personne derrière la caméra et je ressens les mêmes impérieuses raisons de faire les choses.
J.C. : Et les précisez-vous, ces raisons ?
F.T. : Non, car en même temps ce qui m’intéresse c’est de les cacher de plus en plus. Je ne sais pas pourquoi, je cherche de moins en moins à profiter du pouvoir que l’on a quand on filme. Plus je contrôle ce que je fais, plus je suis tenté d’être indirect, en sentant peut-être une plus grande efficacité de ce que je veux dire.
J.C. : Comment vous situez-vous maintenant par rapport à vos amis de la « Nouvelle Vague » ? Avez-vous l’impression que vous avez tous suivi une ligne à peu près parallèle, chacun selon sa personnalité, et que vous êtes restés fidèles à vos débuts, à l’idée que vous vous faisiez du cinéma ?
F.T. : Je le crois, mais n’est-ce pas parce que nous nous connaissons trop bien ? Je pense que ce que fait Éric Rohmer lui ressemble énormément, ce que fait Jean-Luc Godard également. Jacques Rivette est un peu plus imprévisible, c’est le plus cinéphile de nous tous, celui qui lutte le plus contre lui-même, il est donc assez difficile de savoir ce qu’il va faire. Mais je crois à la fidélité à soi-même, oui.
J.C. : À soi-même, mais au groupe que vous formiez ?
F.T. : Oh ! nous n’avons pas toujours été groupés, nous nous sommes disloqués. Aujourd’hui nous nous regroupons beaucoup avec l’histoire de la Cinémathèque. Mais il m’est difficile de vous répondre. Il est arrivé que je me fasse de nouveaux amis par le cinéma : Claude Berri depuis « Le Vieil homme et l’enfant », Pierre Kast aussi, que je comprenais mal autrefois, je l’ai mieux aimé à travers ses films. Il est certainement difficile d’être amis dans ce métier si on ne ressent pas d’admiration. Dans nos rapports intervient quand même la notion d’un jugement, même atténué, même doux, porté les uns sur les autres. C’est très inévitable.
J.C. : Continuez-vous à discuter ensemble de votre travail ?
F.T. : Oui, beaucoup plus que personne ne l’a jamais fait en France, sûrement. Cela vient des « Cahiers du Cinéma », d’une formation en groupe déjà. Nous nous sommes connus avenue de Messine, à la Cinémathèque, nous nous retrouvions dans les ciné-clubs ; il y a eu les fameuses séances du « Parnasse » où nous nous disputions tous les mardis soir. Cela nous a entraînés à parler cinéma ensemble. Plus tard, plus intimement, il nous a paru vraiment normal de faire lire nos scénarios à deux ou trois amis fidèles et de tenir compte de leurs avis. Ainsi, puisque nous parlons de « La Mariée », je peux vous dire que l’idée, très bonne, de ne faire porter que du noir ou du blanc à Jeanne Moreau, je la dois à Jacques Rivette. Il a prolongé l’idée du titre « La mariée était en noir ». J’y serais peut-être arrivé, mais moins directement que lui.
J.C. : Puisque nous parlons couleurs, ou absence de couleurs, avez-vous l’intention de revenir au noir et blanc un jour ?
F.T. : Oui, mais ce sera un grand acte de courage car l’industrie ne veut plus que l’on fasse de films en noir et blanc. Dans toute la production actuelle il n’y a, je crois, que « L’Amour fou » de Jacques Rivette qui ne soit pas en couleurs. Mais le problème ne me gêne pas. Déjà dans « La Mariée », je m’en suis très peu occupé, et dans « Baisers volés », entièrement tourné dans des endroits vrais, il n’y a pas une couche de peinture, j’ai même oublié que c’était en couleurs. Si j’ai un sujet en noir et blanc, je le ferai, s’il n’est pas trop cher, j’y arriverai, mais on rencontre vraiment une grande hostilité maintenant, c’est au point que l’Amérique ne veut pas acheter de films en noir et blanc.
J.C. : Vous aviez tourné « Fahrenheit » en Angleterre. Vous venez de faire deux films en France. Y a-t-il eu entre temps une évolution de votre situation par rapport aux maisons de production ?
F.T. : Je n’en suis pas sûr, mais je crois que si je voulais faire maintenant « Fahrenheit », je pourrais le tourner en France. En 1963, une maison comme « Les Artistes associés » a refusé « Fahrenheit » parce qu’ils n’avaient pas confiance. Et le fait que « La Peau douce » n’ait pas marché ne l’a pas aidé à se faire. Aujourd’hui, on me fait davantage confiance, une maison américaine, j’entends, car une maison française n’aurait pas assez de possibilités. Ce qui joue peut-être, c’est la quantité de films. Trois films, c’est insuffisant, mais sept... « Baisers volés » est un tout petit film que j’ai failli ne pas pouvoir faire. Je souhaitais le tourner entièrement à Nice, car j’avais gardé un mauvais souvenir du tournage de « La Peau douce » dans Paris. Mais comme le scénario de « Baisers volés » était plutôt mince - je ne l’avais absolument pas développé - j’ai essuyé d’abord un refus des « Artistes associés ». Ils l’ont finalement accepté, à condition que nous dépensions encore moins d’argent, et nous avons tourné à Paris.
J.C. : Est-ce la suite des « Quatre Cents Coups », de « L’Amour à vingt ans » ?
F.T. : C’était l’idée au départ. Mais c’est devenu tellement blagueur, tellement traité en farce que je ne peux vraiment plus dire que c’est la suite des « Quatre Cents Coups ». C’est la première fois que nous faisons un film à prétentions comiques...
Je n’ai pas eu le temps de travailler à cause de l’affaire de la « Cinémathèque ». Je suis arrivé sur les décors, j’avais oublié les endroits, je voyais des têtes d’acteurs, j’avais oublié que je les avais engagés un mois avant. Nous ne pouvions nous en tirer qu’en nous amusant beaucoup, et comme j’ai eu la chance de ne pas faire d’erreur dans la distribution, on a réussi à faire le film comme ça, avec des acteurs formidables. Et aussi, probablement, les soucis de la « Cinémathèque » étaient tellement importants que j’ai jugé le film sans importance. Finalement c’est une bonne attitude de temps en temps.
Nous en revenons aux deux façons de travailler : il y a des sujets à plus grande responsabilité que d’autres. « La Mariée » était fatigante, avec ses morts, il fallait les préparer. On tourne pendant trois jours, on sait que dans quatre jours on tourne la mort, cela rend un peu solennel. Pour « Baisers volés », je me suis senti complètement libre et détendu. J’espère que ce film n’est pas finalement une chose entièrement entre nous, qui ne peut faire rire que nous. On riait pas mal dans « Le Pianiste », mais il n’était pas évident que c’était fait pour faire rire car il y avait un personnage secret et renfermé, Charles Aznavour, et des choses tristes. Mais si on ne rit pas avec « Baisers volés », ce sera vraiment ridicule. Les gags et les situations sont énormes. C’est un film de contrastes. On met tout le temps Jean-Pierre Léaud avec quelqu’un très loin de lui, avec une femme mariée jouée par Delphine Seyrig, avec un vieil homme de 70 ans qui lui apprend le métier de détective privé, avec une jeune fille d’aujourd’hui alors que lui-même est anachronique et romantique. Rien que des contrastes très forts. Il y a peut- être cinq ou six scènes sérieuses, mais pas plus.
J.C. : Vous avez fait des films tristes, des films drôles. N’avez-vous jamais eu l’intention de faire un film "engagé" ?
F.T. : Cela me serait absolument impossible car je suis le désengagement personnifié, parce que j’ai l’esprit de contradiction poussé très fort.
J.C. : Pourtant vous vous êtes profondément engagé dans l’affaire de la « Cinémathèque » ?
F.T. : La « Cinémathèque » représente beaucoup pour nous, il y a une part sentimentale qui est toute notre jeunesse. Et je vois, par exemple, de jeunes Allemands qui ne savent pas ce qu’ils feront, même une fois metteurs en scène, parce qu’ils n’ont pas de cinémathèque. Ils imiteront Alain Resnais, Jean-Luc Godard ou moi. Mais il ne faut pas imiter ses congénères, et pour cela il faut tout connaître vraiment. Cela aide à trouver des directions précises et personnelles en même temps.
Il y a aussi Henri Langlois, l’homme qu’il est, le comble du naturel. Il ne simule jamais et c’est ce qui fait que nous l’admirons. Et au-delà de ces problèmes personnels, il y a les films qui sont en danger, car on a affaire à des gens qui n’y connaissent rien, qui le savent, mais qui croient à la compétence d’une chose qui porte le titre ronflant de "Commission supérieure technique". On y trouve de tout... Le stock de films de la « Cinémathèque française » est en danger, donc tout le cinéma doit être mobilisé.
Propos recueillis par Luce Vigo-Sand
LOCARNO 2012
La comédienne Mylène Demongeot est célèbre pour sa participation à de nombreux succès du cinéma populaire français, notamment Sois belle et tais-toi de Marc Allégret, Faibles Femmes de Michel Boisrond, Les Trois Mousquetaires (version Bernard Borderie), la série des « Fantômas » aux côtés de Jean Marais et Louis de Funès et celle des « Camping » avec Franck Dubosc. Ce furent Les Sorcières de Salem de Raymond Rouleau (adaptation de la pièce d’Arthur Miller avec Yves Montand et Simone Signoret) qui révélèrent ses talents d’actrice en 1957 après des petits rôles dans Futures Vedettes ou Papa, maman, ma femme et moi... Mais au gré d’une carrière internationale on l’a aussi apprécié dans plusieurs films d’auteurs signés Mauro Bolognini (Les Garçons), Dino Risi (L’Inassouvie), Michel Deville (À cause, à cause d’une femme), Bertrand Blier (Tenue de soirée) ou Jacques Fieschi (La Californie). Ses admirateurs se souviennent également d’elle dans des films culte comme Le Cavalier noir (The Singer Not the Song) étrange western anglais tourné en Espagne de Roy Ward Baker avec Dirk Bogarde et John Mills ou le péplum La Bataille de Marathon de Jacques Tourneur et Mario Bava avec Steve Reeves. Pour les cinéphiles, son nom reste associé à un chef-d’œuvre méconnu du cinéma italien, L’Inassouvie (Un amore a Roma, 1960) de Dino Risi et surtout à la magistrale adaptation de Bonjour tristesse de Françoise Sagan par Otto Preminger en 1958, où elle interprète Elsa, l’ingénue jeune maîtresse française de David Niven, aux côtés de Jean Seberg et Deborah Kerr. Mylène Demongeot est déjà venue au Festival del film Locarno pour y accompagner Sous les toits de Paris d’Hiner Saleem en compétition internationale, avec Michel Piccoli en 2007. Nous sommes très heureux de l’accueillir à nouveau à Locarno pour y présenter Bonjour tristesse, dans le cadre de la rétrospective intégrale de l’œuvre d’Otto Preminger. Pour préparer sa venue, nous l’avons rencontré dans son appartement parisien pour évoquer cette expérience importante à l’orée de sa carrière. Propos rapportés.
« Quand Preminger est arrivé à Paris pour chercher des jeunes actrices pour le rôle d’Elsa il a vu Les Sorcières de Salem au cinéma et a demandé à me rencontrer. Mon agent m’a téléphoné pour m’expliquer que Preminger préparer une adaptation de Bonjour tristesse. Et moi j’étais indigné qu’après un grand rôle dramatique dans le film de Raymond Rouleau « ce type » ose de proposer un petit rôle de comédie d’après un petit roman à la mode de Françoise Sagan. C’est dire ma naïveté à l’époque...
Mon agent m’a dit de me taire et de rencontrer Preminger. Je suis allé au rendez-vous en trainant des pieds, sans me coiffer ni me maquiller, dans un pull over informe. J’arrive et je dis à Preminger « cher monsieur, je ne vois pas pourquoi vous m’avez fait venir, il paraît que c’est un rôle rigolo et moi je suis une actrice dramatique et je ne parle pas anglais, je n’ai pas envie de vous faire perdre votre temps parce que j’ai vu vos films et que vous êtes un metteur en scène formidable. » Il a ri et m’a répondu « d’accord, on en reparlera. » Je suis partie. Deux jours après mon agent m’a appelé pour me dire qu’il voulait déjeuner avec moi. J’étais flattée de déjeuner avec un grand metteur en scène. Il m’a dit que c’était moi qu’il voulait. Il m’a envoyé un professeur d’anglais sur le tournage d’un film que je faisais aux studios de La Victorine à Nice, Une manche et la belle d’Henri Verneuil. Un type extraordinaire venu de Hollywood qui en un mois et demi grâce à sa méthode d’immersion m’a permis de parler suffisamment bien anglais pour faire le film.
Pendant que j’étais à Nice où j’avais loué un appartement, Preminger m’a envoyé Jean Seberg pour qu’elle apprenne le français. Jean et moi sommes devenues très amies. Je ne suis pas remontée à Paris et j’ai enchaîné les deux tournages. La grande majorité de Bonjour tristesse s’est tourné dans la maison de Pierre Lazareff qui s’appelait « La Fossette », une merveille à côté du Lavandou. Au début je logeais à Saint-Tropez mais je n’aimais pas beaucoup cet endroit alors j’ai trouvé un petit cabanon sur la plage de Cavalière où je suis demeurée pendant toute la durée du tournage. C’était fabuleux. À l’époque on était engagé sur la durée de tout le tournage, quel que soit votre rôle. J’ai donc passé huit ou dix semaines dans le Midi, heureuse comme une reine.
Un tournage américain en France
Avant le tournage, il n’y a eu absolument aucune répétition avec les comédiens. Pas de lecture. Chaque comédien recevait son scénario. Les metteurs en scène américains vous choisissent parce qu’ils considèrent que vous êtes le personnage. À partir de ce moment-là, c’est à vous de faire le travail. En France, nous avions plutôt l’habitude – par exemple pour Les Sorcières de Salem – d’un metteur en scène comme Raymond Rouleau qui venait du théâtre et qui était extrêmement directif. On répétait le film pendant un mois avant le début du tournage.
Le contraire d’un metteur américain, qui vous habille comme il veut, vous coiffe comme il le veut et ensuite vous demande d’être gaie ou pétulante.
La première scène importante de Bonjour tristesse que nous avons tournée est celle dans le lit où David Niven vient me réveiller le matin et que je suis couverte de coups de soleil. On a tourné une journée entière. Lorsque Preminger a vu les rushes, cela ne lui a pas plus et on a recommencé une deuxième fois, huit jours après, et il a obtenu ce qu’il voulait.
En France lorsqu’on tourne un plan de dix ou quinze secondes on a l’impression d’être allé au bout du monde. Avec Preminger le plan de la chambre à coucher ne dure pas loin de huit ou dix minutes. J’avais beaucoup le trac et je voulais faire de mon mieux.
Mon personnage, Elsa, est une petite pute naïve et sympathique qui n’aura jamais aucun problème dans la vie puisqu’elle passera d’un homme riche à un autre. Elle a un caractère très joyeux et optimiste, comme moi. Et je pense que c’est cela qui a plu à Preminger et l’a convaincu de m’offrir le rôle.
David Niven a été absolument merveilleux avec moi, d’une gentillesse inimaginable. Il savait que cette fameuse scène serait longue et difficile à faire. Il l’a répété avec moi. Je lui ai demandé comment un grand acteur comme lui avait la patience de répéter avec une jeune débutante. Il m’a répondu : « mon petit chéri, meilleure tu seras, meilleur je serai. » Dans ses Mémoires il raconte que Otto Preminger l’a beaucoup énervé. Son côté flegmatique était incompatible avec le caractère rugueux de Preminger. Mais seul le résultat compte.
Preminger, un tyran ?
Cela s’est très bien passé. Il m’a engueulé une seule fois. Dans une scène je devais suivre une conversation des yeux. Pas facile. Preminger n’était pas satisfait. Je lui ai dit : « Monsieur Preminger, je pense... » Et il m’a interrompu en hurlant : « ne pensez pas, jouez ! »
J’étais sidérée et j’ai fait ce que j’avais à faire.
Il avait raison. Il pensait que si l’acteur se sentait trop à l’aise, il ne faisait pas de son mieux. Il avait plutôt tendance à vous foutre des fourchettes dans le cul pour vous stimuler, et à créer un climat d’angoisse et d’anxiété. Il y a certains acteurs que cela motive, et d’autres que cela tétanise. Jean Seberg faisait partie de la deuxième catégorie.
Dans le fameux plan de la fin où elle se démaquille en se regardant dans la glace – plan magnifique, elle n’arrivait pas à lui donner ce qu’il voulait. Il voulait que son visage reste impassible et que les larmes commencent à couler toutes seules. C’est très difficile à faire. Il n’a jamais réussi à l’obtenir et a du tourner la scène d’une manière légèrement différente. Une journée entière à hurler. Jean Seberg était tellement fatiguée et terrifiée qu’elle pleurait pour de bon et que les larmes lui coulait par le nez, le visage crispé...
Ils ont essayé avec des gouttes mais cela ne marchait pas non plus dans un plan très long. Jean Seberg n’a pas trouvé en elle ce désespoir intense que Preminger recherchait. Je ne suis pas sûr que je pourrais y arriver non plus.
Lorsque Preminger est allé chercher cette jeune fille fraiche et innocente au fin fond de l’Iowa, et l’a prise sous contrat, il pensait qu’il avait une petite poule aux œufs d’or. L’échec de Sainte Jeanne a été très dur à vivre pour lui et pour elle. Preminger était blessé dans son orgueil. Et elle était désespérée d’avoir déçu l’homme qui avait foi en elle. Leur relation a du changer à ce moment-là. Elle avait l’impression qu’il lui en voulait. Des fois il était gentil avec elle. Mais il était odieux lorsqu’il n’obtenait pas ce qu’il voulait. C’était un sanguin, il était colérique, virulent, il pouvait vraiment foutre la trouille.
Il a un jour faire quelque chose de dégueulasse en tournant exprès une scène de baignade avec Jean Seberg quand elle avait ses règles. Elle s’est évanouie deux fois.
Il y avait une excellente équipe sur le film. Et chaque fois que nous sortions des projections des rushes, il engueulait et traitait de nuls et d’incompétents absolument tout le monde, les acteurs, les techniciens, le grand directeur de la photographie Georges Périnal, qui s’arrachait les cheveux parce que la Méditerranée changeait de couleur tous les jours. Tout le monde baissait le nez, et tout le monde souffrait. Mais c’était un jeu.
Preminger était un calculateur. Il me disait : « Pour qu’un film soit un succès, il faut que les gens se sentent tout bêtes en se disant qu’ils ne l’ont pas encore vu. » C’est pour cela qu’il choisissant toujours des sujets un peu scandaleux.
Il a choisi d’adapter Sagan parce qu’il aimait beaucoup la France, les bons restaurants, la douceur de vivre. Le succès sulfureux de Sagan lui a beaucoup plu et il a voulu l’adapter.
La sortie du film
J’ai eu la chance d’avoir des critiques à New York extraordinaires au moment de la sortie américaine du film. Le film a été mal reçu mais les critiques disaient d’aller le voir pour cette délicieuse actrice française. J’étais en transe à mon arrivée en Amérique, je suis allée à New York et Chicago. J’avais détesté l’arrivée à New York parce qu’à cause du succès d’Et Dieu créa la femme, la Française était forcément une pute, ou une fille facile qui se déshabille. On ne me posait que des questions salaces.
En France, on a crié à la trahison. Le roman de Sagan était jugé extraordinaire et le film raté, ridicule parce qu’on avait choisi deux acteurs anglais pour interpréter des Français. Quand on revoit Bonjour tristesse aujourd’hui, on se rend compte que le film est mieux que le livre, plus cruel. Je garde de ce film un excellent souvenir, à tous points de vue. »
Propos recueillis par Olivier Père le 17 avril 2012 à Paris, remerciements à Mylène Demongeot et Emilie Imbert.
UN ACTEUR, C’EST COMME UN BOXEUR : IL DOIT AVOIR FAIM.
Sex-symbol, pacifiste, féministe... L'égérie de Vadim renoue avec son art et la France grâce au premier film de Stéphane Robelin, “Et si on vivait ensemble”. Le retour d'une légende américaine.
Cela faisait quarante ans qu'elle n'avait pas tourné en France. Depuis un film de Jean-Luc Godard, au titre démenti par le tournage : Tout va bien... Jane Fonda est l'une des interprètes de Et si on vivait ensemble, le premier long métrage de Stéphane Robelin. Au début, c'est une jolie fille qui, sous la caméra de Vadim, devient, notamment avec Barbarella, une icône sensuelle. Peu à peu, la comédienne surgit sous la star.
Avant Meryl Streep – la plus grande comédienne du monde, selon elle –, Fonda impose, dans un Hollywood toujours misogyne, l'image d'une femme forte, tout en laissant deviner sans cesse une vulnérabilité possible. Gilles Jacob, à l'époque délégué général du festival de Cannes, a raconté comment, d'un seul regard, elle réussit à arrêter net une horde de photographes. Jane Fonda n'est que cela : charme et autorité...
Aussi incroyable que cela puisse paraître, vous êtes venue au cinéma par hasard... J'avais besoin de travailler. J'avais trouvé un emploi de secrétaire, mais on m'a vite fichue à la porte. « Tu es vraiment une incapable », me suis- je dit... Alors, Susan Strasberg, la fille du patron de l'Actors Studio, celui qui avait importé la méthode de Stanislavski aux Etats-Unis, m'a proposé de prendre des cours avec son père. Et c'est lui, Lee Strasberg, qui, après m'avoir vue passer une scène, a décrété que j'avais du talent. Ce jour-là, ce moment-là, cette seconde-là ont changé ma vie... Je suis devenue mannequin pour payer mes cours et, un jour, on m'a proposé La Tête à l'envers, avec Anthony Perkins...
Etre « fille de » rend les choses plus faciles ou plus difficiles ?
Plus faciles, à condition de ne pas se reposer sur ses lauriers. C'est pour ça que j'ai pris des cours avec Strasberg : je voulais acquérir une culture, une technique... Curieusement, c'est en France que j'ai réalisé l'importance de mon père : avec Simone Signoret, qui s'occupait de moi pendant le tournage des Félins, j'ai compris que Henry Fonda n'était pas seulement un acteur mais un homme dont les valeurs humaines s'étaient répandues dans le monde. Grâce à elle, je suis devenue fière d'être « fille de ».
Mais pensez-vous que le talent est héréditaire ?
Le talent, oui. Le tempérament, non ! Un acteur, c'est comme un boxeur : il doit avoir faim. Et peut-être les « fils de », les « filles de » courent-ils le risque d'avoir moins faim que les autres. Peut- être considèrent-ils, aussi, et à tort, que tout leur est dû.
Très vite, au début de votre carrière, vous tournez des films sulfureux : La Rue chaude, de Dmytryk, sur la prostitution, Les Liaisons coupables, de Cukor, sur le sexe, Que vienne la nuit, d'Otto Preminger, sur le racisme... C'est un hasard. Je ne savais pas dire non, à l'époque – ce qui m'a causé pas mal de problèmes dans la vie. À chaque fin de tournage, je pensais : « C'est fini, on ne te demandera plus jamais ! » Alors, par angoisse, j'acceptais tout, stupéfaite qu'on veuille de moi...
René Clément et Les Félins, c'était aussi un hasard ?
Au début des années 1960, j'en avais marre d'être la « fille de ». J'avais refusé avec indignation, sans le connaître, une proposition de film avec Vadim. Au même moment, René Clément est venu me voir : il m'a raconté l'histoire des Félins, je n'en ai pas compris un mot et j'ai dit oui, parce que le film se tournait en France et que, à l'époque, le cinéma intéressant, c'était vous... À Paris, j'ai rencontré Vadim. Je ne parlais qu'un soupçon de français scolaire, en ce temps-là. Je l'ai vraiment appris avec Vadim et au lit – la meilleure façon d'apprendre une langue, en fait !
Alain Delon, votre partenaire, était-il insupportable, comme il l'est devenu ? Non, il était très gentil. S'il avait été méchant, ça n'aurait eu aucune importance, tellement il était beau... Mais non, il était gentil. Et indifférent : amoureux de celle qu'il allait épouser. Il ne s'occupait pas beaucoup de moi.
Des années plus tard, vous avez tourné avec une autre idole française : Jean-Luc Godard...
C'est pour des cinéastes comme lui que j'étais venue en France. Truffaut, Chabrol : la Nouvelle Vague... Mais on ne s'est pas bien entendus. Quand j'ai compris que Tout va bien allait être un film maoïste, je n'ai plus voulu le faire. Je n'étais pas maoïste et ne voulais pas tomber dans un piège... En fait, il n'y a eu aucun contact entre nous, aucune complicité. Si je ne l'aime pas comme être humain, je continue à admirer Godard comme artiste : À bout de souffle, les films avec Anna Karina. Et Tout va bien, que j'ai revu récemment, n'est pas si mal...
Quels souvenirs gardez-vous de votre « période française » ?
J'adorais la désinvolture des cinéastes français. Leur douceur de vivre. Celle de Vadim, en tout cas. C'est très sexy de travailler, le jour, sous la direction d'un homme avec qui on va coucher le soir. J'aimais bien le climat vénéneux qu'il créait sur ses films : La Curée, par exemple. Ce qui m'amusait, aussi, c'était son goût étrange de mettre ses femmes, nues, dans les bras de mecs très beaux... Et puis j'aimais tourner en français : mon père, qui était timide, m'a dit un jour qu'en interprétant ses rôles il avait l'impression de revêtir un masque qui lui permettait d'exprimer des sentiments qu'il n'aurait pas eu l'audace de révéler. Jouer en français, pour moi, c'était un double masque.
On en vient aux deux films qui ont marqué le tournant de votre carrière...
C'est Vadim qui m'a fait accepter On achève bien les chevaux. Il m'a expliqué l'importance du romancier Horace McCoy, peu connu en Amérique. Ça n'allait plus très bien entre Vadim et moi, mais on venait de se marier – c'est souvent comme ça : on le fait pour essayer de sauver ce qui ne peut plus l'être. Le scénario d'On achève bien les chevaux n'était pas très bon et le metteur en scène prévu, encore moins. Il a été viré et remplacé par un jeune cinéaste, venu de la télévision : Sydney Pollack. Quelle chance ! Pour la première fois, je tournais un film qui, bien que situé pendant la Grande Dépression, parlait de notre époque, des déshérités, des laissés-pour- compte. Je commençais à être consciente des inégalités, des injustices et je me suis impliquée comme jamais auparavant. Le film était une vision prophétique des désastres actuels de la société et de sa férocité.
Le dénouement de La Curée et la scène finale d'On achève bien les chevaux, où votre personnage supplie qu'on la tue, étaient particulièrement durs. Comment s'y prépare-t-on ? Oh, je n'ai pas eu besoin de préparer quoi que ce soit. Ma mère est devenue folle, comme l'héroïne de La Curée, et elle a fini par se suicider, comme celle d'On achève bien les chevaux. Tous ces sentiments étaient en moi...
Très vite, vous tournez Klute, d'Alan Pakula, que l'on considère en France comme un manifeste féministe...
En Amérique, pas du tout... Mais à l'époque, et même aujourd'hui, si vous racontez l'histoire d'une femme en évitant la caricature, en la montrant dans sa complexité, sa profondeur, vous faites, même sans le vouloir, œuvre féministe ! Je ne voulais pas tourner Klute : j'avais passé une semaine avec des prostituées dans un bar, et pas une fois un type ne m'avait regardée. Pas un ! J'ai dit à Pakula : « Je suis trop bourgeoise, pas assez sexy. Proposez ça à Faye Dunaway ! » Il a ri, insisté. Alors j'ai décidé de caler mon personnage sur des call-girls de Madame Claude que j'avais rencontrées à Paris : des femmes cultivées, intelligentes, qui auraient pu exercer bien d'autres métiers... La scène que je préfère, c'est celle où, devant le tueur, je pleure : ça me coule des yeux, du nez, de partout ! Quelques années auparavant, j'aurais joué la peur. Là, j'écoutais les répliques de mon partenaire et tout ce que j'avais en tête, c'étaient toutes ces femmes mortes devant la rage imbécile des hommes : cette fragilité de leur virilité...
À partir de Klute, vous semblez accepter des rôles rien que pour aider les femmes dans leur lutte...
Non, car j'ai toujours été mariée à des hommes qui m'empêchaient d'être une vraie féministe. Ils ne me l'interdisaient pas, ils s'en fichaient, et je les aimais trop pour m'y consacrer totalement... Je lisais les livres qu'il fallait, participais aux manifestations qu'il fallait, mais tout restait superficiel. Ce n'est qu'en voyant, il y a quelque temps, Les Monologues du vagin, d'Eve Ensler, que j'ai senti le féminisme m'envahir ! C'est comique, je sais, mais c'est ainsi...
Vous acceptez, tout de même, au début des années 1970, de jouer Maison de poupée, d'après Ibsen, avec Delphine Seyrig. Et toutes les deux, vous menez la vie dure à Joseph Losey... Ah, je vais vous dire pourquoi. C'était un homme de gauche et, vous l'avez peut-être remarqué, les socialistes, les communistes sont les pires en ce qui concerne les femmes ! Losey était un misogyne : il a réécrit la pièce d'Ibsen – bon, ça, après tout, pourquoi pas ? Mais il a changé l'esprit de Nora, modifié la fin... J'aurais vraiment aimé rejouer le rôle quand j'en avais l'âge...
De quand date votre engagement contre la guerre du Vietnam ?
J'ai commencé à m'y intéresser à Paris, avec des soldats américains déserteurs qui avaient besoin d'argent, de vêtements et de soins. Le sculpteur Alexander Calder les aidait et me les a présentés. À cette époque, j'étais très patriote, incapable de croire ce que me disaient Vadim et ses potes sur l'engagement de l'Amérique au Vietnam. De retour, j'ai fait témoigner plus d'une centaine de soldats et de marines sur les horreurs qu'ils avaient vues ou faites. Barbara Kopple en a tiré un documentaire, Winter Soldier : il s'agissait, surtout, de contrer Nixon, qui prétendait que les vétérans protestant contre la guerre étaient des simulateurs...
Vous avez produit un autre documentaire : F.T.A., ce qui signifie : « Fuck the army »... Nous, on disait « Free the army », mais les soldats, eux, préféraient « Fuck the army ». C'est que le comique Bob Hope faisait des tournées pro war, et nous, on voulait rencontrer des soldats contestataires.
Vos prises de position vous ont-elles nui ? Humainement, ça m'a fait du bien. Professionnellement, non. Pas parce que je militais contre la guerre, mais à cause de cette photo... En 1972, je suis allée au Nord Vietnam, comme beaucoup, et j'ai parlé à Radio Hanoi, comme certains. Ça, ce n'était pas grave. Mais j'ai commis l'erreur, irresponsable, de me laisser photographier sur un canon en riant. Ce qui laissait penser que je me fichais des victimes américaines, mortes sous les bombardements. La vérité, c'est que les Vietnamiens ont chanté une chansonnette qu'ils m'ont demandé de reprendre. Tout le monde a ri. Et là, quelqu'un a pris cette photo. Ai-je été piégée ? Au début, il n'y a eu que quelques lignes dans les journaux. Et puis, soudain, le déferlement. J'ai tenté d'expliquer, de convaincre. En vain. L'image était trop forte...
Vous pensez qu'on a essayé de vous détruire, comme Jean Seberg ?
Pareil. Le type qui a publié, dans le Los Angeles Times, que le père de l'enfant de Jean Seberg était un Noir, militant des Black Panthers, a écrit des papiers contre moi. J'ai tous les documents secrets, à présent : on y lit les conversations de Nixon avec Kissinger, lui demandant de faire de moi le symbole de l'anti-patriotisme. C'est de là qu'est née la légende de « Hanoi Jane ».
On a été surpris, en France, de vous entendre, il y a quelques années, vous excuser publiquement de votre engagement contre la guerre... Pas pour mon engagement. Mais pour cette photo, pour la souffrance que j'avais pu, par mon inconscience, infliger à tous les soldats et leurs familles.
Vous n'avez cessé, ensuite, de jouer, de produire des films militants. Croyez-vous vraiment que le cinéma peut modifier les choses ?
Bien sûr! Retour, dont je suis très fière, a changé le regard porté sur les vétérans du Vietnam : on les a vus comme des êtres meurtris, victimes de la bêtise et de l'inconscience des gouvernants. La petite comédie de Colin Higgins, Comment se débarrasser de son patron, a profondément modifié la vie des secrétaires, et la chanson qu'y interprétait Dolly Parton est devenue leur hymne de combat. Le Syndrome chinois a fait évoluer l'opinion de l'Amérique sur le nucléaire : mon ex- mari, Ted Turner [le fondateur de CNN], m'a même confié que c'est ce film qui l'avait fait basculer...
Pourquoi vous êtes-vous arrêtée, alors ? Parce qu'en 1989, après Old Gringo, je ne me sentais vraiment pas bien dans ma peau. J'allais vraiment très mal. Certains comédiens continuent d'aligner des films. Moi, ça m'est impossible. Et puis Ted Turner est entré dans ma vie, et je savais qu'en l'épousant il n'était pas question que je continue à travailler : on doit être avec lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre...
Ce n'est pas un féministe... Il prétend que oui. Et d'une certaine façon, il l'est... Notre mariage a duré dix ans. J'en ai pris cinq autres pour écrire mes Mémoires. Et puis, l'envie de jouer m'est revenue. J'ai tourné Sa mère ou moi, une comédie très drôle. [Devant mon air navré :] Oui, ce n'est pas un film pour les Français : vous êtes trop sophistiqués. Mais les Américains, plus superficiels, comme chacun sait, ont adoré ce « popcorn film »...
Avez-vous des regrets ? Si j'ai décidé de revenir au cinéma, à 72 ans, pour l'acte III de ma vie, c'est, précisément, pour éviter d'en avoir, des regrets. Je tourne en France, j'enchaîne immédiatement avec un film au scénario magnifique de Bruce Beresford, Peace, love and misunderstanding. Et si d'autres cinéastes français ont envie de m'engager, je suis prête...
Etes-vous satisfaite de la politique du parti démocrate actuel ?
Je ne suis jamais complètement satisfaite du parti démocrate. Mais c'est mon parti. Si je ne le soutenais plus, mon père viendrait, d'en haut, me tirer par les pieds ! C'était un yellow dog, vous savez : il aurait préféré voter pour un « chien jaune » plutôt que pour un républicain... Bien sûr, comme beaucoup, je souhaiterais qu'Obama soit plus agressif...
L'administration Obama vous a-t-elle contactée pour la campagne électorale ? Je ne suis pas très fréquentable. Vous imaginez les titres des journaux : « Hanoi Jane lève des fonds en faveur d'Obama et d'Hillary Clinton » ?
Elle vous poursuit toujours, cette « Hanoi Jane » ?
Je jouais à Broadway, l'hiver dernier. Et chaque week-end, il y avait sept ou huit vétérans avec des pancartes contre moi, à côté du théâtre... De temps à autre, j'avais envie de leur dire : « Ce n'est tout de même pas moi qui l'ai déclenchée, cette guerre ! » Mais le Vietnam a laissé des cicatrices inguérissables dans le psychisme américain et, en un sens, c'est facile de s'en prendre à moi : je suis femme, fille de, actrice, riche et célèbre... Un vrai paratonnerre : j'attire très bien la foudre... Pierre Murat, 2010.
PROPOS DE WELLES
Que pensez-vous des cinéastes français de la Nouvelle Vague ?
J’aimerais beaucoup voir leurs films ! Je ne suis pas allé voir la plupart d’entre eux parce que j’ai peur qu’ils puissent m’inhiber. Quand je fais un film, je n’aime pas me référer à d’autres films ; j’aime à penser que je suis en train de tout inventer pour la première fois. Je parle s avec les Cahiers du cinéma du cinéma en général parce que je leur suis très reconnaissant d’aimer mes films. Lorsqu’ils veulent me soumettre à un de leurs grands entretiens intellectuels, je ne me sens pas de dire non. Mais tout cela est fiction. Je suis un imposteur : je vais jusqu’à parler de l’ « art du cinéma ». Je ne parlerai jamais à mes amis de l’art du cinéma : je préférerais encore être surpris sans caleçon au beau milieu de Time Square.
Quelle impression vous font les films d’Antonioni ?
Selon les jeunes critiques américains, l’une des grandes découvertes de notre époque est la valeur de l’ennui en tant que thème artistique. Si cela est vrai, alors Antonioni mérite de figurer parmi les pionniers de cette tendance, à titre de père fondateur. Ses films sont des toiles de fond parfaites pour des mannequins de haute couture. Peut-être n’existe-t-il pas de toiles de fond aussi parfaites, pas même dans Vogue, pourtant c’est à cela qu’elles devraient ressembler. Ils devraient engager Antonioni pour les projeter.
Et que pensez-vous de Fellini ?
Il a du talent, comme tous ceux qui font du cinéma aujourd’hui. Sa limite - qui est aussi la source de son charme - tient à ce qu’il est fondamentalement très provincial. Ses films représentent le rêve de la grande ville nourri par un garçon de province. Ses sophistications fonctionnent parce qu’elles sont créées par quelqu’un qui n’est pas sophistiqué. Cependant il semble souvent dangereusement être un artiste superlatif qui a bien peu à dire.
Et d’Ingmar Bergman ?
Je ne partage ni ses intérêts, ni ses obsessions. Il m’est plus étranger qu’un Japonais.
Et que pensez-vous des cinéastes américains contemporains ?
Stanley Kubrick et Richard Lester sont les deux seuls qui m’attirent, si l’on excepte les vieux maîtres. Je vous dire par là John Ford, John Ford et John Ford. Je ne considère pas Alfred Hitchcock comme un cinéaste américain, bien qu’il ait travaillé à Hollywood durant toutes ces années. Il me semble terriblement anglais, dans la meilleure tradition d’Edgar Wallace, et rien de plus. Il y a toujours quelque chose d’anecdotique dans son travail ; ses artifices demeurent des artifices, peu importe la manière merveilleuse avec laquelle ils sont conçus et mis en oeuvre. Honnêtement je crois qu’Hitchcock est un cinéaste dont les films ne susciteront pas le moindre intérêt dans un siècle. Dans le meilleur Ford, le film vit et respire un monde vrai, même s’il aurait pu être écrit par Mamma Machree. Le monde d’Hitchcock est un monde de spectres.
Extrait de Kenneth Tynan, « Les entretiens de Playboy : Orson Welles », 1967.
INTERVIEW DE KEN RUSSELL
QUESTION. - Vous êtes l’un des rares cinéastes qui ne soit pas « sourd et muet ».
KEN RUSSEL. - Je pars toujours du son, jamais de l’image, comme on pourrait le croire. IL faut que j’ai d’abord une partition musicale pour donner libre cours à mon imagination. cela dit, je pense que, parfois, il vaudrait mieux que je sois sourd et muet.
Q. - Vous semblez fort intéressé par le rock ? Si l’on en juge par Tommy, Lisztomania…
K.R. - C’est un phénomène étonnant, étrange qui touche des milliers et des milliers de gens, et que je n’arrive pas à saisir, moi qui ai passé ma jeunesse à écouter Stan Kenton. Au début, étant passionné de musique classique, et, notamment de Stravinsky, je ne trouvais pas le rock très excitant, d’un point de vue musical. Mais j’ai changé d’avis, et me suis rendu compte que l’important dans le rock était les relations oreille-musique, auditoire-musiciens. Le volume est vraiment une sorte de de force magnétique sui « pénètre » les gens.
En tant que cinéaste, le rock m’intéressait pour deux raisons : d’abord, parce qu’on peut faire un film avec une musique pop, où les dialogues sont réduits au minimum vital, dans la mesure où le rock traduit une énergie, un univers. Ensuite, je m’intéresse au rock, car cela touche un énorme public qui vous est, presque, acquis d’avance. Et je pense que tout cinéaste veut toucher le plus de monde possible, démontrer que son cinéma est universel, compréhensible par tous. Pourquoi ai-je tourné Tommy ? me dira-t-on. Parce que le rock traduit, c’est vrai, une certaine révolte des jeunes, se révèle un parfait miroir de notre société. Aussi, parce que j’ai été emballé par la musique de Pete Townshend, un compositeur de grand talent.
Q. - Écoutez-vous du rock .
K.R. - Je n’en écoute pas beaucoup, mais mon fils âgé de dix-huit ans en raffole et me sert de conseiller musical. Cela dit, j’aime bien Black Sabbath (j’avais un projet de ballet avec eux, qui n’a pas abouti), les Nice, E.L.P., King Crimson. Je pense que « In the Court of King Crimson » pourrait servir de tremplin à un film.
Et il y a aussi ceux qu’on écoute d’une oreille distraite. Comme Elton John.
Q. - Vous aimez surtout des musiciens qui l’ornent vers le classique, vers une musique à la recherche d’une certaine respectabilité, institution ?
K.R. - En un certain sens. J’aime bien y retrouver des airs de Stravinsky. C’est la raison pour laquelle j’affectionne Rick Wakeman, ou Pete Townshend qui fait ce qu’il veut de sa guitare. Le début de « Pinball Wizard » me fait, inévitablement, penser à l’envolée lyrique de « Carmina Burana », de Carl Off. Drôle, n’est-ce pas ? Par sa culture musicale et son intuition, Townshend a su donner une colorisation originale aux Who. Regardez, aussi, ce qu’il fait avec un synthétiseur, ou, à la fin du film, lorsque Tommy est battu par la foule (« We’re Not Gonna Take It »). Un grand moment musical.
Q. - Vous êtes très élogieux à propos de Townshend, alors que lui…
K.R. - Ayant dépassé avec « Tommy » et « Quadrophenia » les limites du rock, il se sent une responsabilité envers lui-même et la carrière musicale des Who. Le rock a, je pense, de sérieuses limites musicales qui étouffent Townshend. Bien sûr, il dira que j’aille me faire foutre. Mais le connaissant bien, je pense qu’il a besoin d’un nouveau moyen d’expression pour s’épanouir. Hélas, j’ai l’impression qu’il est revenu au rock carré.
Q. - Qu’est-ce qui vous a frappé dans « Tommy » au point d’en faire un film ?
K.R. - À l’origine, c’était une commande dont je voulais me débarrasser. je voulais à cette époque tourner en Italie une version musicale de « Gargantua », et j’avais contacté Townshend pour cela. Mais le projet est tombé à l’eau. J’ai repris la commande, mais le script était trop abracadabrant, comportait de graves lacunes. J’ai demandé à Townshend d’écrire de nouvelles scènes, d’en modifier certaines. Il y a eu six scripts au total. En fin de compte, j’ai revu complètement le script, essayant d’être moins fidèle au livret que d’en retrouver l’esprit. Ceci dit, le travail de Townshend n’a pas été inutile : on lui doit, notamment, les scènes de « Champagne » avec Ann-Margret et quelques autres détails sur la mère de Tommy.
Q. - Cela n’explique pourtant pas la colère de Townshend au moment de la sortie du film.
K.R. - C’est une personne très lunatique. À l’issue de la première du film, il a révélé au Melody Maker des choses qu’il a inventées ou mal comprises. Même Daltrey n’a pas compris son attitude.
En ce qui concerne Tommy proprement dit, il trouvait que j’avais fait trop de référence au livret, quoique j’ai ajouté de mon propre chef les séquences de l’avion du père de Tommy qui s’écrase, et d’Ann-Margret qui s’évanouit dans l’usine d’armement. Dans l’ensemble, je crois qu’il est satisfait. Sauf, peut-être, pour la scène de l’église dans laquelle Clapton chante : « Eyesight to the blind ». Il voulait apparaître avec lui, mais au tournage on l’a estompé dans le décor. C’était mieux, je pense.
Q. - On parle beaucoup depuis Tommy du terme « rock-opéra ». Qu’en pensez-vous ?
K.R. - C’est une invention de journalistes. certains mots comme symphonie ou opéra sont employés à tort et à travers. Lorsque j’ai vu Tommy sur scène, je peux vous assurer que cela ne faisait nullement penser à un opéra, mais bien plutôt à un show, une rock-cantate, si vous voulez, avec tous ces gens se baladant sur scène avec un micro.
Q. - Parlons un peu de Tommy. Il y a une curieuse rupture de ton entre la première et la seconde partie.
K.R. - C’est voulu. La première partie doit être plus symbolique, plus surréaliste aussi. Daltrey ne pouvant ni voir, ni entendre, cela se veut une description de son univers intérieur, son regard personnel sur l’extérieur. La deuxième partie ressemble par contre à un reportage. C’est la vie réelle qui apparaît avec la guérison de Tommy.
Q. - Que pensez-vous des pop-stars ?
K.R. - J’espère qu’ils ne prétendent pas à l’Albert Memorial.
Q. - Les problèmes que vous avez pu rencontrer à diriger des pop-stars ?
K.R. - Je n’en ai pas eu. Pour Tommy, ils ont tout de suite pigé, sont restés sages comme des images ; ce qui m’a profondément surpris. Prenons le cas de Tina Turner : elle a su rapidement s’adapter aux exigences et aux conditions de tournage, alors qu’au moment de la signature du contrat, elle redoutait cela. J’aime découvrir de nouveaux visages, et me rendre compte s’ils peuvent s’adapter à mon univers. Alors qu’avec les gens qui travaillent régulièrement avec moi (Glenda Jackson, Robert Powell, Oliver Reed) j’essaie de découvrir de nouvelles facettes de leur talent. Je rêve de fonder une sorte de communauté créatrice comme l’a fait, ici même, Joan Littlewood.
Q. - Ayant tourné avec pas mal de pop-stars, pourquoi n’avoir songé à Mick Jagger, ni à David Bowie ?
K.R. - On me prête toutes sortes d’intentions. Même un Hamlet avec Elton John et David Bowie en Ophélie. Pourquoi pas ? En ce qui concerne Bowie, je l’ai connu il y a une douzaine d’années quand il était assistant d’un mime, Lindsay Kemp (que j’ai d’ailleurs employé dans Le Messie sauvage). À cette époque, il était vraiment terrifiant, incroyablement mauvais comme mime. IL est resté inconnu pendant très longtemps. Puis, enfin, il s’’est recyclé.
Q. - Comment devient-on Bowie ? Comment devient-on Rudolph Valentino ? Peu de choses séparent au fond le poète de « Hunky Dory » et Le Fils du Sheik. Pourquoi ne pas avoir employé Bowie pour votre prochain film, car le personnage de Rudi semble lui aller comme un gant ?
K.R. - J’ai préféré Rudolph Noureev ; peut-être parce qu’il avait le même prénom.
Q. - Vous êtes depuis quelque temps la cible des critiques, ceux-là mêmes qui vous adulaient à l’époque de vos premiers films ?
K.R. - Je comprends fort bien les réactions des critiques anglais : ils sont obligés de se lever à dix heures du matin pour aller aux projections. Un reproche que l’on me fait couramment, c’est que mes films sont trop typiquement anglais. Qu’y faire ? À moins de changer de nom, de m’appeler Kenino Russelini !… Le principal reproche qu’on peut adresser aux critiques, c’est qu’ils condamnent mon film avant même qu’il soit terminé. Je devine déjà leur accueil pour mon Valentino.
Q. - Votre film sur Liszt, encore, déchaîne des colères, suscite des passions.
K.R. - J’ai voulu, dans Lisztomania, combiner la musique classique et le rock, trouver des équivalences, des correspondances au sens baudelairien du terme. C’est une expérience qu’il faut tenter, mais je ne peux rien promettre quant au résultat. Quant au choix de Daltrey, il s’impose à l’évidence, il ressemble beaucoup à Liszt, surtout de profil.
Q. - En fin de compte, ce rejet de la critique s’explique par la façon si personnelle que vous avez de dénaturer un récit très connu ou la biographie de gens célèbres ? On ne regarde pas une vie de Mahler ou de Tchaïkovsky, mais un miroir de vous-même.
K.R. - Le problème de la trahison ou de la fidélité est un faux problème. Je me prends comme exemple : si quelqu’un désire, un jour ou l’autre, tourner un film sur ma vie, les gens n’y trouveront pas du tout ce que j’étais, mais ce que j’ai voulu être. Ce que j’essaie de faire, c’est de traduire l’esprit du compositeur, un climat, et non une pâle reconstitution appliquée. Sans me vanter, j’ai l’impression de connaître aussi bien Mahler ou Liszt que tous ceux qui se voilent la face en voyant mes films. L’important est de traduire visuellement le stream of consciousness de James Joyce. Et de toute façon, plus il y aurait de films sur Mahler ou Tchaïkovsky, plus je serais content.
Entretien enregistré en juin 1975, paru primitivement dans le numéro 110 de Rock and Folk (mars 1976), avec quelques additions.
MICHEL PICCOLI
Claude était moins en colère qu’en « fureur » MICHEL CIMENT et YANN TOBIN - 30 mai 2001 - Paris
MICHEL CIMENT et YANN TOBIN : Quand avez-vous rencontré Claude Sautet pour la première fois ?
MICHEL PICCOLI : Je pense que l’on s’était vu plusieurs fois avant, au passage du Lido, qui était une sorte de repaire, de capharnaüm, de lieu de rencontre, chez les frères Sarde, Alain et Philippe, où Claude rôdait sans arrêt, avec Jean-Pierre Rassam, Marco Ferreri, etc. Il me faisait l’effet d’un ours qui aurait été fou et que l’on avait mis en cage, qui exultait, puis redevenait silencieux, écoutant alors énormément tout le monde. On s’est peu parlé alors, on se croisait : et un jour, il ‘a convoqué, comme on dit, pour Les Choses de la vie. On ne s’est pas beaucoup vu avant le tournage. Chez lui, on parlait surtout musique, on écoutait davantage du jazz qu’on ne discutait du scénario ! Puis nous sommes entrés en complicité, en une sorte d’amour partagé fraternel, avec peu de mots, en travaillant, mais aussi en regardant travailler les autres. On était à l’écoute et attentifs aux évolutions douloureuses et fulgurantes de Romy Schneider. Nous étions un peu ses compagnons de route, autant que ses « béquilles ». Comme deux grands frères. On aurait presque pu nous baptiser « Jules et Jim ». Claude était quelqu’un de tellement écorché vif, sensible, émotif, pudique... Il était moins en colère qu’en fureur. Une fureur interne qui, par moments, explosait comme les volcans. Mais il riait toujours beaucoup sur lui-même. Il y avait en lui une douleur d’exister, qu’il savait mal maîtriser tout en l’assumant complètement. Jamais il ne se confiait, sauf à sa femme Graziella, et peut- être à quelques amis très proches.
Vous posait-il en revanche des questions sur vous-même ?
Non, nous nous confions l’un à l’autre par l’intermédiaire des personnages que je jouais. Je me suis aperçu assez vite que je le jouais, lui.
Est-il plus difficile de jouer dans un film comme Les Choses de la vie, très fragmenté dans la continuité, que dans un film à la dramaturgie plus classique et linéaire ?
Pas pour moi. Ce qui m’a toujours passionné dans le cinéma, c’est ce travail chirurgical, mécanique, sur la façon de coller les morceaux, et la question se pose de savoir ce qui est le plus intéressant : voir la tête du comédien en train de mourir dans la voiture en gros plan, ou une roue de bagnole qui s’échappe... J’ai toujours été plus passionné par les fragments de jeu que par l’interprétation d’une séquence dans la continuité. Donc le tournage des Choses de la vie ne m’a pas troublé.
Cette identification entre Claude Sautet et le personnage que vous jouiez était-elle consciente ?
Peut-être chez Claude, et encore, je n’en suis pas sûr et je me poserai éternellement la question. Quant à moi, je l’ai réalisé vers la fin du tournage des Choses de la vie, lorsque nous étions devenus plus intimes - mais sans paroles ! Ce fut un film important pour moi, puisqu’il fut suivi de trois autres avec Claude, et aussi en raison de son grand succès public. Certains de mes grands collègues ont dit alors : « Maintenant, il faut compter avec Piccoli ! »
Sautait disait que Max et les ferrailleurs avait en partie été tourné en réaction contre Les Choses de la vie, pour ne pas se laisser enfermer dans un registre sentimental...
Sans doute la réaction de Marco Ferreri aux Choses de la vie lui avait-elle enfoncé une aiguille dans le cœur... ou dans la tête. Quand le film allait sortir, on sentait qu’il pouvait avoir une grosse réussite commerciale alors que, quasiment au même moment, Dillinger est mort, que j’ai tourné avec Ferreri, était pratiquement banni par tous les directeurs de salles. J’avais demandé à Claude et Marco de voir mutuellement leurs films. Claude, en sortant, m’a dit : « J’arrête de faire du cinéma. C’est trop beau, c’est trop extraordinaire ! » Il était d’une telle sincérité qu’il en pleurai. Ferreri s’est contenté de dire : « C’est sen-ti-men-tal ! »
Leurs deux réactions reflétaient bien la générosité de Sautet et la férocité de Ferreri !
Mais en même temps ils pouvaient être frères, ces deux-là. Simplement, Sautet racontait souvent sa vie en disant : « Je suis né à Montrouge. J’y peux rien. Je ne peux pas faire autre chose que ce que je fais. Je ne peux pas aller, comme d’autres, dans des pays qui n’ont pas été conquis, que je ne connais pas. » Et en fait, littéralement, Claude est quelqu’un qui a très peu voyagé. Son premier grand déplacement, ce fut en Égypte, à un âge déjà mûr. Ses vrais voyages étaient dans la musique. Bien des grands cinéastes comme lui sont voyageurs dans leur tête, à travers les livres, mais pas concrètement. C’était le cas de Bunuel, de Truffaut... Pour en revenir au personnage de Max, c’était un idéologue qui s’adjugeait un pouvoir, un carnassier, un voleur d’âme. Il avait un métier banal de policier, mais qui se prenait pour un juge de l’humanité : un être donc très dangereux.
Cela vous fait-il peur d’interpréter un tel personnage ?
Au contraire, cela me séduit complètement, je m’en régale ! J’adore l’inhumain qu’il y a en nous. Cela montre une faille, des secrets que l’on se cache plus ou moins. Quels étaient les secrets de Claude ? Je ne saurai le dire, et il ne m’en a jamais parlé. Quand il était en train de mourir, il ne voulait plus voir personne. Je lui téléphonait assez régulièrement, et sa femme l’appelait en lui disant : « C’est Michel ! » Il venait alors répondre. Puis, au fur et à mesure que les semaines passaient, le temps d’attendre son « Allo ! » s’allongeait, jusqu’au jour où l’attente était si longue que je croyais que l’on n’osait pas m’annoncer qu’il était parti. Et c’est ce qui s’est passé quelques jours plus tard... C’est impressionnant d’écouter, dans le silence, le chemin qu’un homme peut parcourir de son lit de douleur pour venir vous répondre. Il me demandait comment j’allais, mais sur lui-même il était d’une pudeur extrême. Avant, quand il était questionné par un journaliste ou même quelqu’un de proche, les larmes lui venaient aux yeux de parler de son travail ; non qu’il était bouleversé qu’on le fasse parler de lui, mais parce qu’il ressentait une douleur profonde à le faire, à cause de cette pudeur excessive.
Avait-il les mêmes méthodes de travail, sur les quatre films que vous avez faits ensemble ?
Toujours : on se voyait, il me parlait un peu de l’évolution du scénario. Je me souviens de son studio de la rue de Ponthieu, dans lequel il travaillait avec ses scénaristes. Il y avait un grand tableau, avec des dessins où différentes couleurs détaillaient la construction du scénario. C’était un puzzle extravagant que lui seul pouvait comprendre, et Jean-Loup Dabadie ou Claude Néron. Il s’attardait très peu sur ce qu’on appelle la psychologie des personnages. Il travaillait essentiellement d’instinct, et, sur le tournage, nous, les acteurs, arrivions vierges. Il n’avait jamais envie de rencontrer Romy, par exemple, et attendait que ses questions lui arrivent sur des petits bouts de papier. Une fois arrivé sur le plateau, même s’il avait tout écrit et tout imaginé, il ne savait pas comment il allait tourner. Ce n’est pas qu’il improvisait, mais il inventait par instinct, avec la caméra, le dispositif de la mise en scène. Il pouvait accepter de grands changements. Je me souviens, dans Max et les ferrailleurs, d’une scène de séduction : je jouais aux cartes avec Romy, et cela se terminait sur un lit où je commençais à aller plus loin. Je lui ai dit timidement : « Pourquoi sur un lit ? C’est dans l’urgence... pourquoi pas contre le mur ? » Ça l’a beaucoup perturbé, et il a décidé de tourner la scène de deux manières différentes, pour finalement garder celle que j’avais suggérée. Il était très heureux quand on lui faisait des propositions, et jamais figé dans ce qu’il avait écrit. En revanche, on ne changeait rien aux dialogues. Il comprenait aussi très bien les farces, car j’adore en faire. Il y avait une scène où la caméra était fixe sur une porte, Romy devait l’ouvrir et éclater de rire. C’est une chose très difficile à faire pour un comédien, et elle n’y arrivait pas. À un moment, je me suis planqué sous la caméra sans qu’il me voie trop, et, au moment où Romy a ouvert la porte, je lui ai fait une horrible grimace qui a déclenché un fou rire. Claude a dit : « C’est formidable ! », mais il n’était pas dupe. On s’amusait beaucoup à travailler avec lui. En même temps, il était profondément tendre avec ses collaborateurs.
Pour le personnage de Max, vous lui aviez fait des propositions quant à votre allure physique, en particulier l’habillement...
Je suis même allé chez un tailleur qui était spécialiste des costumes trois- pièces pour policiers en civil ! J’ai en effet proposé à Claude le costume, sa couleur, son chapeau. L’aspect extérieur, les habits, le maquillage, les chaussures qu’on va porter comptent tellement pour interpréter un personnage. Il y a des dictons qui sont vraiment traîtres pour nos existences : l’habit, en vérité, fait le moine ! On pouvait oser des choses extrêmes avec Sautet, car il était lui-même un extrémiste, et non l’homme et le réalisateur « sage » des années giscardiennes... Contrairement à ce que l’on a dit, c’était un fou furieux !
Votre personnage de François dans Vincent, François, Paul et les autres était très différent de Max, mais avait des points communs avec lui : il a également perdu tout idéal, et en quelque sorte trahi son enfance, sa jeunesse.
Est-ce que ce n’était pas une question que Claude se posait ? Est-ce qu’à un moment de sa vie on ne trahit pas les autres ou soi-même, ou les idéologies auxquelles on croyait ? Comment arrive-t-on à bouger dans l’évolution de la société, ou dans on évolution propre ? Ses films parlent aussi de cela. C’était lui qui était en scène tout le temps. Il s’interrogeait sur ce qui se passe en l’homme à l’âge mûr, quand il est dans la plénitude de sa réussite, de sa fonction sociale, à son apogée. Et, quand les idéologies vous trahissent, comment réagit-on ?
Il y a aussi dans ses films l’obsession de la vénalité, de ce qu’on fait pour de l’argent.
Cela fait partie de la grande compromission que l’on peut tous avoir dans nos existences, ou que l’on a pu frôler. C’est au coeur de son magnifique dernier film Nelly et M. Arnaud. Qui va être le profiteur de l’autre, sui utilise qui ? Claude, c’est aussi quelqu’un qui a eu besoin d’amitiés différentes, et les divorces entre amis sont parfois plus douloureux qu’entre époux. Je me souviens d’une querelle au sujet d’horaires syndicaux avec l’équipe de son chef opérateur, Jean Boffety, auquel le liait une longue fidélité. Ça l’a bouleversé, par la façon dont cela s’est passé, à un moment très fragile du tournage : cela déséquilibrait la confiance, et il ne pouvait pas le supporter.
Comment avez-vous perçu votre personnage de François ?
C’était le plus solitaire des trois amis. Et le plus secret aussi. Le plus « Claude Sautet ». Je crois que, de Max et les ferrailleurs à Mado, en passant par Vincent, François, Paul et les autres, je joue toujours le même personnage, mais davantage épuré à chaque fois, et de plus en plus solitaire. Dans Les Choses de la vie, mon rôle était plus un homme de sentiments, et Max, un homme de pouvoir. Mais les deux suivants vont vers l’isolement et le silence.
Après Mado, vous ne travaillez plus ensemble.
Je crois qu’ensuite, pendant près de dix ans, on ne s’est pas vus, mais sans aucune raison, sans fâcherie. Simplement parce que je ne faisais plus partie de sa vie de travail. je comprenais cela et l’acceptais, mais cela me manquait de ne pas le voir. je lui ai écris quelques lettres qui sont restées sans réponse... J’étais triste, puis on s’est revus et c’était comme si on ne s’était jamais quittés. Nous n’avons jamais eu d’explications du genre : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Et la mécanique s’est remis en route, notre amitié, notre intimité. Jamais je n’ai eu de jalousie vis-à-vis de ses autres choix d’acteurs. J’aurais pu jouer monsieur Arnaud, mais heureusement qu’il ne me l’a pas demandé, et qu’il a choisi Michel Serrault... vous avez vu la ressemblance ?
Y a-t-il un personnage auquel vous êtes le plus attaché ?
Probablement Max, et mon rôle dans Mado : ils correspondaient peut-être le plus intimement à sa nature tourmentée.
POSITIF n°485-486 - juillet/août 2001
ÉRICK ZONKA
GARBARZ Franck, TOBIN Yann POSITIF n°451 - septembre 1998
Pialat, Cassavetes tournent énormément et coupent au montage. Si on ne fait pas exploser le budget, pourquoi pas ? C’est comme un écrivain qui a besoin d’écrire des chapitres qu’il fera sauter après. Il ne faut pas croire qu’on aurait coupé au scénario les mêmes scènes qu’on coupe au montage. Et cela aide aussi les comédiens, parce que plus on leur donne de scènes, et plus ils font exister leurs personnages. Par exemple, le personnage de Chriss ne convainquait personne dans le scénario, il était trop abstrait : une figure de séducteur surgie d’on ne sait où. On ne sait pas quels sont ses sentiments. Le personnage ne peut exister que si on trouve le bon comédien. Si je n’avais pas eu Grégoire Colin, on n’aurait rien compris au personnage. La fin écrite, avec le suicide et l’usine, nous a fait refuser maintes fois le film dans des commissions comme celle de la Fondation GAN. On nous disait : « On ne se tue pas pour ça », ou « On ne retourne pas en usine après ça »... » Michel Saint- Jean, notre distributeur, nous a tellement fait douter que j’ai tourné une fin sans le suicide, le film se terminait après l’écriture de la lettre. Quand Michel a vu la copie travail, il a été convaincu de la fin telle qu’elle est maintenant ; mais auscénario, ça ne passait pas.
C’est au moment du casting que les doutes s’évanouissent ?
Pas du tout, on doute plus que jamais : est-ce que le personnage est bien écrit, est-ce que le comédien comprendra ce que j’attends de lui ? Au tournage, c’est pareil : la catastrophe ! Avec Natacha (Régnier), on se bagarrait, et avec Grégoire, on se posait toujours des questions, sans savoir où on allait. Ce n’est qu’un jour, après le montage, que je lui ai dit : « Tu sais, je crois que ça marche le personnage de Chriss... » Il m’a fait : « Ah bon ? » On était tous les deux très étonnés !
C’est la première fois qu’il joue un personnage antipathique.
Oui, et je ne le remercierai jamais assez de ‘avoir pas cherché à sauver ou excuser le personnage.
Même celui de Natacha Régnier a des côtés très négatifs.
Ça l’a gênée, que son personnage couche avec un garçon qui représente tout ce qu’elle déteste ; il y a une part de masochisme : dans le regard des autres, je ne me reconnais comme rien d’autre qu’un bout de chair, je n’ai pas d’existence sociale... Natacha m’opposait une grosse résistance, en me disant : « Mais dans cette séquence, je me sens du côté de Isa, pas celui de Marie » (son propre personnage). Il fallait que je lui dise de réagir en tant que Marie le personnage, pas Natacha l’actrice. Elle comprenait alors très bien et elle se lançait... Par exemple, dans la scène d’amour, ils étaient tous les deux très tendus ; on a fait douze prises ! Ce genre de scène est épuisant pour les comédiens, ce n’est pas excitant du tout ! Agnès Godard, la directrice de la photo, a été formidable ; les comédiens le sentaient très bien. Agnès leur expliquait la distance de la caméra, et le point de vue où elle se plaçait à chaque moment. Ce rapport entre l’opérateur et les comédiens est capital. Il y a des choses que seul lui (ou elle) peut leur dire, pas le réalisateur. Car ils jouent devant un trou noir, l’œil de la caméra, derrière lequel il y a juste cette chevelure... Et si l’opérateur leur a parlé, leur a expliqué comment il les voyait, ça les rassure énormément. Pour ce film, je voulais Agnès parce que c’est une femme, qu’elle avait travaillé avec Claire Denis, et que je racontais une histoire de femmes. Cela ne veut pas dire que je voulais qu’elle filme comme Claire Denis. Ainsi, quand elle filmait le corps de Grégoire, elle voulait remonter le long de sa main, c’était très sensuel, caressant. Ce n’est pas comme ça que j’appréhende les corps, je déteste faire des gros plans de peau, ça m’agace. Je voulais quelque chose de plus direct, plus brutal, le filmer comme un bloc, une statue.
À ce propos, le rapport d’Isa au physique est assez particulier ; elle a besoin de toucher Sandrine, d’enlacer Marie, elle gifle même Chriss à la place de Marie, mais ne couche avec aucun garçon. Cela accentue le côté mystique, christique, un peu éthéré du personnage.
Pourtant, dans le scénario, elle couchait avec Charlie et on l’a tourné. Ça commençait avec lui qui l’écrasait avec son gros corps, mais, à la fin de la séquence, elle l’avait retourné et se retrouvait dessus. Ce n’était pas écrit, mais au tournage, c’est venu comme ça : elle se donnait complètement, comme toujours, et finissait non pas dominée, mais en train de vivre pleinement avec l’autre. On n’avait pas vraiment besoin de cette séquence, on l’a coupée, ce qui accentue le côté asexué d’Isa. Il est vrai que la chair manque un peu à son personnage, mais d’un autre côté, ce n’est pas gênant pour le spectateur, parce que le thème du désir, du besoin sexuel est traité dans le personnage de Marie. L’équilibre est ainsi maintenu.
Dans le dialogue, vous avez tout de même gardé la réplique où Marie reproche à Isa de profiter des garçons, tout en refusant de coucher avec eux. Oui, mais, si elle accepte de prendre l’argent, ça fait partie de son insouciance, c’est sans calcul. C’est aussi une méconnaissance de ce qu’est l’argent, le travail, etc. Mais elle a quand même un corps, elle raconte qu’elle a sauté sur un garçon pendant qu’il faisait la sieste...
Le besoin permanent qu’a Isa de donner, de témoigner de sa générosité, ne relève-t-il pas à l’extrême d’une certaine morbidité ? Elle en devient presque étouffante, comme du lierre s’emparant d’une maison.
Oui, même dans sa façon de s’ingérer dans la vie de Marie. Elle est un peu pot de colle ! C’est sa partie noire. C’est peut-être Marie qui a raison, en fin de compte : elle est en train d’aller vers quelque chose qui va la transformer, à travers l’expérience de Chriss, pour se découvrir. Alors qu’Isa va peut-être stagner... La jeune femme que j’ai rencontrée et qui a inspiré le personnage d’Isa, un an après, s’est intégrée à une secte asiatique où elle voulait faire le bonheur de tout le monde. Elle voulait vous convertir, elle était collante ! Ce côté vient aussi d’une femme avec qui j’ai vécu et qui, à un degré moindre, avait aussi besoin de s’ingérer dans la vie des autres, d’être auprès d’eux, de souffrir avec eux, de les aimer. Si Isa aide les autres, c’est aussi pour elle- même. C’était le problème avec ce personnage-là : c’est quelqu’un sur qui on peut compter jusqu’au bout, dès la première rencontre, mais c’est un pot de colle !
De même qu’elle prend d’emblée possession de l’appartement.
Ça, c’est son côté culotté.
La musique est absente du film, sauf dans la séquence finale.
J’en avais mis à un autre moment, quand Marie court avec Chriss sur la plage. Je doutais de mon film, je pensais qu’il en avait besoin dans cette scène. C’est Gilles Jacob qui nous a dit qu’il prenait le film pour Cannes, à condition qu’on retire cette musique ! Quant au dernier plan, il était ainsi décrit dans le scénario : « Isa travaille bien. Le contremaître la quitte. La caméra passe du visage d’Isa sur celui d’une autre femme, puis une autre... Et c’est ainsi que nous quittons Isa. » Ça ne marchait pas, tout le monde détestait. Pendant le tournage, pareil : j’avais l’impression de tourner un institutionnel. Agnès n’était pas convaincue ; le machiniste poussait le travelling en faisant la tête. Au montage, on se demandait encore... Et c’est seulement qu’on a placé la musique que j’ai retrouvé tout ce que je voulais y mettre à l’écriture : « C’est ainsi qu’on quitte Isa. » J’avais envie d’universaliser le personnage d’Isa, pour qu’on se dise que derrière chaque visage de femme, il y a une histoire. Mais je voulais aussi que le spectateur ait envie de prendre Isa pour la sortir de cette usine.
En même temps, elle a mûri.
Elle a perdu son insouciance, elle est plombée. Elle va arrêter de faire du boulot sur patins à roulettes. Mais elle ne va pas rester dans cette usine. Au début du film, on accepte qu’elles soient dans un atelier bruyant, sans fenêtres... Mais à la fin, c’est révoltant ; on sait qu’elle ne va pas y rester longtemps. On a confiance dans sa foi en la vie.
J’ai lu que l’approche documentaire ne vous intéressait pas, mais le côté social est très présent, très réel. La galère...
C’est très autobiographique ! Rentrer dans le milieu du cinéma me semblait impossible, quand j’étais plus jeune. Maintenant, je m’aperçois que ce n’est pas un milieu fermé. Mais je m’étais construit un mur que je n’arrivais pas à escalader.
Comment est-ce que ça s’est déclenché ?
Avec mes courts métrages, la rencontre avec les gens qui travaillaient dans le cinéma. J’envoyais mes scénarios à Lazennec, à Persona Films... Et c’est François Marquis qui a répondu le premier.
Sur le plan technique, est-ce que vous avez évolué dans la réalisation ?
Je pense être quelqu’un d’assez lent et laborieux. Au début, j’étais plutôt soumis à la technique. J’ai mis du temps pour prendre la technique à la légère. Je me suis acheté une petite caméra vidéo numérique, cela m’a aidé à avoir un œil qui se passe de tout le poids du cadre, de la lumière, etc. Je me sens comme un papillon sur le tournage et je suis beaucoup moins angoissé devant la manière de rendre compte du sens de telle ou telle scène. En plus, j’ai toujours fait confiance aux cadreurs et aux chefs opérateurs avec qui j’ai travaillé parce que je n’ai as de problème d’exclusivité sur ce que je fais. Ils sont là pour apporter leur point de vue, ce que j’accepte facilement.
À chaque fois, j’apprends avec eux. Même si je connaissais les focales et les distances par rapport à la caméra de façon théorique, c’est Agnès Godard qui m’a permit de les ressentir, tout d’un coup c’est rentré dans ma chair. Même si parfois ça m ‘énervait, parce qu’Agnès est quelqu’un qui peut réfléchir pendant des heures et qu’il faut savoir arrêter. Elle est très soucieuse de ce que veut le réalisateur, du résultat, du rapport de la technique à l’imaginaire.
Et le son, est-ce que ça vous intéresse ?
J’ai eu une expérience malheureuse sur La Vie rêvée des anges. Et je n’ai pas l’oreille suffisamment technique pour comprendre qu’un micro est cassé ou qu’un son est distordu. C’est uniquement si on me pointe du doigt le problème que j’en comprends la nature. ce n’est qu’au mixage, avec Stéphane Thiebaut le mixeur, qu’on a pu corriger le son. C’est dans des films américains comme Crash ou Lost Highway que le son me passionne le plus, même si ça n’a rien à voir avec mon cinéma.
Quelles instructions donneriez-vous à un ingénieur du son ?
Je ne sais pas trop. Carax, par exemple, parvient à obtenir des bandes sonores géniales, une intimité de voix, un son décollé de la situation qu’il met en scène : incroyable !
Ça ne correspond pas vraiment à votre cinéma...
Tout à fait, mais j’apprécie quand même ! Ce que je veux, c’est le maximum d’humanité et de présence. Ce qui m’intéresse, c’est de tout prendre, en mettant par exemple un micro HF (micro haute fréquence, sans fil) sur un personnage hors champ, afin de bénéficier de sa réplique.
J’aimerais revenir sur la séquence où l’on voit un vieil homme dans une église, puis Isa, prostrée près d’une bougie. On pourrait croire qu’il s’agit des funérailles de Sandrine.
Cette chapelle est un lieu où, lorsqu’on est mal, on peut se recueillir. Je ne voulais absolument pas lui donner une dimension religieuse ou mystique à la chapelle. Si vous êtes très malade dans un hôpital, où voulez-vous vous recueillir dans un lieu comme ça ! Dans une ville, c’est pareil : avant, quand j’étais déprimé, que je ne pouvais plus rester chez moi, je marchais et je me retrouvais finalement dans une église. Pour l’apaisement, pour se retrouver soi-même - on échappe à la ville, aux autres hommes, à la pression... On s’est donc posé la question : « Où va Isa ? » Pas sous un pont ni chez Charly ou Fredo. On s’est dit : « Elle va à côté, dans la chapelle. » Il fallait qu’on identifie la chapelle comme chapelle de l’hôpital, et on a pensé montrer un vieux monsieur, sans doute malade, qui va rejoindre un personnage habillé en blanc. Et ça ne marche pas vraiment, c’est un peu confus dans le film ; et il y a eu un autre problème, c’est que le personnage passe devant un autel en marbre noir - ce qu’on a pas vu au tournage - et on a l’impression que c’est le cercueil de Sandrine. C’est gênant parce que ça donne le sentiment d’une fausse piste. Moi, ce que je voulais, c’était donner à la chapelle une dimension non pas religieuse, mais humaine, de douleur. D’un autre côté, quand on est complètement désespéré et qu’on continue à croire, on frôle la transcendance. Chacun, dans le public, peut alors s’y investir à sa manière.
Que dit-on à la comédienne dans ce cas-là ?
On lui dit : « Tu souffres, parce que Marie t’a rejetée, Sandrine va probablement mourir et tu te sens totalement seule, t’as le cœur brisé et, en même temps, tu crois. » D’où la bougie : tout d’un coup, elle regarde cette petite lumière, et un peu d’espoir subsiste en atteignant une sorte de transcendance. Et puis, la comédienne connaît ce qui précède, alors elle sait pourquoi elle pleure !
Donc vous avez tourné dans l’ordre du scénario ?
J’ai la volonté de respecter l’ordre dans la mesure du possible - surtout pour les comédiens.
Finalement, Isa décide de ne pas rentrer dans la chambre de Sandrine quand elle apprend qu’elle est guérie.
Parce que l’infirmière lui dit que ça lui fera un visage familier. À ce moment- là, elle ne peut pas se présenter car elle reste une inconnue, malgré son rapport intime avec Sandrine. Du coup transparaît ce qu’a appris Isa : elle n’est plus « pot de colle ». Avant, elle serait rentrée dans la chambre avec sa bonne volonté, son air de dire : « On est tous unis. »
Pour elle, c’est aussi « mission accomplie »...
Tout à fait. Il y a aussi une espèce de réserve, de pudeur, qui lui fait penser que Sandrine doit désormais vivre sa vie. C’est là qu’elle trouve sa limite par rapport aux autres.
S’agissant des conditions de tournage, j’ai lu que vous étiez soutenu par l’Atelier de production Centre-Val-de-Loire. Pourquoi avoir tourné à Lille ?
Ce sont les deux régions qui ont soutenu le projet. Lille a contribué de façon plus importante sur un plan financier. On a tourné six semaines à Lille et huit à dix jours en région Centre, à Orléans et à Tours, tout simplement parce que j’avais envie que la région Centre participe à ce premier long métrage. Ils avaient déjà aidé à la production de mes deux premiers courts métrages et m’avaient donné une aide à l’écriture pour le long métrage. Ils avaient vraiment cru en moi.
ENTRETIEN AVEC JEAN EUSTACHE
(à propos de La Maman et la Putain) Stéphane Lévy-Klein (Avant-Scène)
Vous avez déclaré que vos premiers films étaient différents. À quel niveau situez-vous cette différence ?
J’ai fait cette déclaration il y a deux ans à un moment où tout allait mal. J’étais dans un cul-de-sac. Il fallait remettre les choses en question. C’est ce que j’ai fait en discutant avec Philippe Haudiquet d’Image et Son sur une situation qui depuis a évolué. Aujourd’hui, je ne renie pas cette déclaration, mais ces éléments de différence sont plus inconscients que conscients. Bien sûr, mes films antérieurs étaient influencés par le cinéma que j’aimais : le cinéma américain. Or, j’espère m’être débarrassé, avec La Maman et la Putain, de toute référence. Par contre, un élément de liaison demeure par le choix de l’acteur, Jean-Pierre Léaud, qui avait déjà joué dans Le Père Noël a les Yeux Bleus. Pendant dix ans, j’ai vu tous ses films, je l’ai suivi, en examinant avec intérêt les transformations du personnage et dans l’espoir de tourner à nouveau avec lui. J’ai d’ailleurs écrit La Maman et la Putain directement pour Jean-Pierre Léaud.
La Rosière de Pessac est à l’embranchement de différents genres et peut être vu de plusieurs façons.
Oui, car tout en réalisant un film qui n’était pas de fiction, j’ai tout de même tourné La Rosière de Pessac pour les éléments spectaculaires qui s’y incluaient : des costumes, des danses, des chants, une réelle animation. La Rosière de Pessac est une com&die musicale, mais une comédie musicale à l’envers, filmée en 16mm noir et blanc, avec à la fois la légèreté et le sérieux du genre. J’ai voulu réduire les éléments cinématographiques à un argument qui embrasserait l’idée et non les normes d’une comédie musicale. La Rosière de Pessac, c’est la nostalgie d’un cinéma féérique, irréalisable hélas en France ; un souvenir des scènes de repos et de danse dans les films de John Ford ; un regard vers Henry Fonda dansant avec sa mère dans Les Raisins de la Colère.
Et Numéro Zéro ?
En littérature n’existent pas seulement le roman ou la nouvelle, mais aussi le journal personnel des écrivains. J’ai désiré faire l’équivalent au cinéma : ni un film de fiction, ni un documentaire. Voilà la raison pour laquelle je ne montre pas ce film de deux heures, en 16mm noir et blanc. Je vous signale seulement son existence puisqu’il s’agit de pellicule impressionnée et tournée avec l’aide techniciens. Éventuellement, si j’en éprouvais le besoin, je continuerais cette forme de cinéma ; je mettrais alors de côté les films en les empilant. Bien entendu, c’est un caprice un peu luxueux.
Si vous abandonnez dans La Maman et la Putain toute référence cinématographique, on y trouve par contre de nombreuses références littéraires.
Spécialement une référence à l’ensemble de la littérature, mais aussi à des auteurs précis tel le Bataille du Bleu du Ciel. Ainsi, j’ai eu l’impression en écrivant la scène de la boutique dans laquelle Léaud, par un jeu de miroirs, voit se dévêtir puis se vêtir une splendide femme anonyme, d’écrire une page de Bataille. À d’autres moments, l’allusion se faisant trop évidente j’ai coupé certains passages, car leurs côtés trop significatifs découvraient le film d’une manière un peu grossière.
Ces références, ainsi que l’abondance des dialogues, furent à la base des critiques que l’on fit au film, notamment en ce qui concerne son aspect littéraire.
Je ne comprends pas ces reproches. Qui fait du cinéma littéraire ? Rohmer ou Marguerite Duras ? On ne peut pas désigner ainsi un film parce que la parole y tient un grand rôle. La voix et le visage, ce sont aussi du cinéma.
Il y a aussi très peu de mouvements d’appareil.
C’est faux. le film donne cette impression, je le sais, mais la caméra bouge toujours. Seulement, ces mouvements ne sont pas voyants car ils ne se heurtent pas avec le sujet. La caméra ne donne jamais l’impression que l’on est au cinéma. Pour rendre moins figée la mise en scène, je ne l’avais pas rendue prisonnière du papier. Mon scénario ne comportait que texte et dialogues : « Elle prend un verre, pleure, met ses lunettes, etc. ». Je n’avais pas fait de découpage technique. J’arrivais sur le lieu de tournage sans savoir où j’allais placer la caméra, où elle se trouverait la séquence terminée, et où je la disposerais pour le plan suivant. Certaines scènes même n’ont pris leur forme définitive qu’en fonction de l’endroit où l’on se trouvait. Ainsi, il était impossible pour cette scène de la boutique de prévoir à l’avance l’emplacement de la caméra. C’est l’impulsion du moment qui a donné à cette scène sa forme définitive.
Vous faites découvrir les personnages en même temps que ces derniers se découvrent.
Oui, et j’y tiens beaucoup. Je déteste ce cinéma dans lequel le metteur en scène ne cesse d’adresser des clins d’oeil au spectateur. La Nouvelle Vague a lutté contre de tels procédés. En principe, le public doit en savoir un peu moins que les personnages et les suivre à la trace. Le récit doit maintenir une certaine distanciation. Je refuse l’illusion de la participation, les grands portraits tracés dans les dix premières minutes du film. Ici, la connaissance des personnages est en même temps la connaissance du film. cette méthode réclame l’abandon des préjugés et une ouverture à des schémas nouveaux. Le film utilise une esthétique en accord avec les caractères des personnages. Les ouvertures au diaphragme, empruntées au cinéma muet, renvoient à un moment de l’évolution dramatique des personnages.
En même temps, la fin est montée en boucle. La même scène recommence, presque identique, et j’invite à penser qu’elle continue. Mon interprétation est celle du mouvement, le point final n’étant pas déterminé. Seule une scène de vomissements met fin au film. Cette dernière, je l’ai trouvée très vite, bien avant de concevoir le film dans son intégralité. Pour refuser la sempiternelle séquence finale je l’ai faite très courte en opposition avec la précédente, plus longue, qui se présentait comme l’aboutissement du film. Cette construction n’a procédé d’aucune analyse, mais d’un sentiment du juste. Le scénario n’a pris que peu de temps : dix à quinze minutes par jour, tous les matins, pendant un mois. J’écrivais très rapidement, sous le coup d’ l’inspiration ; quand celle-ci ne venait plus, je m’arrêtais parfois quatre ou cinq jours.
Aux remarques concernant la durée vous avez répondu en rappelant le peu de normes existant en littérature.
C’était bateau ! En fait, il est ridicule et sans aucun intérêt de comparer cinéma et littérature. On peut simplement, par analogie, regretter que le cinéma soit encore enfermé dans ces normes commerciales, alors que le besoin de les faire éclater s’est très tôt fait sentir avec Griffith ou Stroheim par exemple. La durée étant la norme la plus apparente, il est normal qu’elle soit la plus battue en brèche.
J’étais conscient du problème de la durée, mais j’étais obligé de faire ainsi, le temps étant mon sujet. Ne racontant pas une historie où les personnages évoluent d’une manière habituelle, réalisant un film où, hormis l’exposition de 3mn, réduite à l’essentiel, il ne se passera rien, j’ai eu besoin de beaucoup de temps pour filmer un moment, un instant indéfini, un arrêt. Ce n’est pas un film construit en surface, mais en profondeur. Le contraire donc de Rivière Rouge, où la conquête était réunie dans le sujet et l’espace ; un peu du Rossellini des années 47, celui de La Voix Humaine.
Le succès relatif du film me fait grand plaisir. Sorti dans 12 salles de province et resté longtemps en exclusivité à Paris, il semble vivre sa vie ; voilà la meilleure réponse aux inquiétudes concernant la durée. Mais si le film dure 3h30, en revanche il a peu coûté ; le budget était très faible, mais je m’en suis accommodé. Les contraintes économiques et techniques favorisent l’invention. L’argent n’a jamais fait avancer le cinéma d’un pas.
À l’origine, le film était encore plus long, mais je l’ai réduit en supprimant les moments de dramatisation qui y demeuraient. Jean-Pierre Léaud attend à la terrasse du café Françoise Lebrun, qui ne viendra pas. Dans le film, on ne ressent pas cette attente. J’avais prévu des plans du visage de Jean-Pierre observant les passants. Le montage m’a obligé à la concession, au dépouillement de toute dramatisation et à la suppression de ce léger suspense.
Le personnage de Jean-Pierre Léaud se transforme au cours du film.
À mon avis, Léaud a tout de suite pressenti chez Françoise Lebrun un côté dissimulé et magique qu’en principe le spectateur ne devrait pas deviner d’emblée. Il sent, derrière cette apparence anodine, quelque chose d’imperceptible. Il pense même qu’elle exerce un certain pouvoir, un attrait irrésistible dont il ne peut se défaire. C’est pourquoi, au bout de 20mn, il impose à Bernadette et au spectateur la présence de Françoise Lebrun. Cette idée ne devenant apparente pour le spectateur que dans la dernière demi-heure de projection, il est normal alors qu’elle apparaisse comme l’expression d’un changement du personnage lui-même.
Le film débute à la première personne pour se terminer sur plusieurs premières personnes. Il commence au singulier et finit au pluriel. Le spectateur doit sentir cette métamorphose, mais le virage étant invisible, il ne connaît pas plus que moi le moment où s’amorce ce changement. Mais ce n’est pas un tour de passe-passe, je n’utilise pas de procédés malhonnêtes : retournements logiques de situations, pièges, etc... L’opération se déroule lentement au cours du film, devant le spectateur, devant le metteur en scène aussi. Simplement, pour éviter les grouillots, j’ai coupé quelques scènes ; l’une d’elles montrait une discussion entre Léaud et son ami : Jean-Pierre, après sa première rencontre, parlait de Françoise d’une manière enthousiaste et déroutante pour le spectateur. Celui-ci n’étant pas, lui, sous le charme du personnage, risquait d’adopter une attitude de refus vis-à- vis de Jean-Pierre Léaud, qu’il qualifierait de mythomane. Cette attitude était trop dangereuse.
Jean-Pierre fabrique un monstre qui va l’écraser. Lorsque Gilberte le quitte, au début, il va créer Françoise pour lutter contre cet abandon. Véronika est une invention, voilà l’histoire. Quand, avant de tourner, on me demandait de raconter le sujet, je disais simplement : « C’est l’histoire d’un garçon qui a été quitté par une femme et qui a décidé que la prochaine ne le quitterait pas ». Un critique a écrit qu’il ne comprenait pas pourquoi je m’amusais à dépeindre des personnages qui ne font rien du matin au soir. C’est le plus joli contresens que l’on ait fait. Pour Jean- Pierre Léaud, sa vie est sa création ; que peut-il faire de plus ? Le film épouse la vision de Léaud jusqu’au moment où la créature étant devenue plus importante, la vision et le film évoluent dans une direction nouvelle. Il n’y a pas dans le film une scène qui ne soit vue par Léaud, sauf à la fin, quand la caméra reste trois minutes sur Bernadette, seule chez elle, et lorsque la caméra prend Françoise dans sa chambre avant que Jean-Pierre n’y entre. Mais, depuis un moment déjà, le film a quitté Léaud, qui ne domine plus son discours.
Quand en prend-il conscience ?
Dans une scène précise : celle où Françoise vient la nuit chez Bernadette et Jean- Pierre. Il comprend confusément qu’il ne mène plus le jeu, mais on ne s’en aperçoit pas tout de suite. Seul un indice pourrait le permettre : dans un plan d’ensemble, on voit Bernadette traverser nue la chambre, puis on passe à un gros plan du visage de Françoise. Le passage du plan d’ensemble au gros plan est peut- être trop littéraire ? Personnellement, je ne peux répondre à une telle question. Je crois seulement qu’à travers toutes les contraintes pratiques se joue la véritable signification, par une élucidation des motivations. Le scénario est bien construit dans la tête, mais il éclate en mille morceaux pour se reconstituer d’une manière différente lors du tournage. À la fin du montage et du mixage, on arrive à retrouver l’impression que l’on voulait donner.
On vous a aussi reproché la diction monocorde de Jean-Pierre Léaud.
La Maman et la Putain est un film sur la parole. À chacun des personnages correspond un type de discours, aussi bien dans la forme que dans le fond. Ainsi, le ton et le débit de Bernadette sont normaux car c’est le seul personnage qui s’assume, tandis que Jean-Pierre a besoin d’organiser sur lui et autour de lui une véritable mise en scène. Bernadette n’a pas ce problème que Jean-Pierre essaye de résoudre par la parole. Jean-Pierre pense à ce qu’il va dire, son discours est prémédité, son ton monocorde parce que relisant une pensée déjà inscrite. Quant à Véronika, elle prend le langage que Jean-Pierre lui a donné.
Cette manière de procéder peut sans doute brusquer le spectateur, mais c’est, je crois, le prix à payer pour entrer dans la film. Cette impression doit disparaître à la seconde vision. Les films qui démarrent rapidement risquent de décevoir au bout d’une heure, alors qu’au contraire un film dont l’exposition est lente, ardue mais non rebutante, intrigue et agrippe le spectateur. L’exposition difficile est une meilleure démarche que l’introduction rapide. J’avais longuement réfléchi à cela et pesé les dangers.
Le long monologue final de Véronika et son mécanisme d’engendrement était- il improvisé ?
Ce n’est ni une confession, ni une crise d’hystérie, mais une prise de possession des êtres qui sont autour d’elle. Ce monologue d’apparence toute célinienne occupe sept pages de scénario. Il n’est composé d’aucune virgule, mais de simples points de suspension qui correspondaient aux temps d’arrêt de Françoise. Ces arrêts remplaçaient les « à la ligne » du script. Je suis contre l’improvisation. Je fais tenir par l’intermédiaire de l’ami de Jean-Pierre un discours à ce sujet et j’y reviens par deux fois. Chaque personne doit faire ce qu’on lui dit et rien de plus. Il n’y a eu ni improvisation ni collaboration. Je mets dans le monologue des mots qui reviennent tout le temps, et l’on peut peut-être se demander s’il s’agit du langage propre à l’actrice Françoise Lebrun mais, comme ces mots sont présents depuis le début du film, il est impossible de croire longtemps à une improvisation de la part de l’actrice.
Ce film fantastique est filmé d’une manière réaliste : la photo grise, le Flore, les gros plans sur l’électrophone ou la radio.
Oui, le film baigne dans une lumière un peu sale. Je disais au chef-opérateur : « Le film se déroule à Paris, dans des bistrots un peu sales ; Paris est une ville sale, je veux que l’image soit sale ». Effrayé, il s’écrie : « Oh non ! » Nous ne parlions pas de la même chose. Je faisais allusion à une grisaille travaillée, plus difficile à obtenir que l’aseptique noir et blanc habituel.
En situant une grande partie du film au Flore, je déchargeais ce lieu mythique d’un peu de son aura. Le Flore n’est plus cet endroit où se rencontrent peintres et écrivains mais il est, tel que je le montre, un café où se donnent rendez-vous un garçon sans fric et une infirmière. Il était essentiel que l’action s’y déroulât.
Quant aux gros plans, ils empêchent le recours à une dramatisation extérieure au film : la musique d’accompagnement. Il n’y a de musique que lorsqu’on branche la radio ou l’électrophone. Cette action montrée par des gros plans propose un renouvellement formel. L’électrophone est un acteur au même titre que Jean- Pierre, Bernadette ou Françoise.
Y a-t-il eu beaucoup de changements entre le film prévu et le film terminé ?
Oui. Tout d’abord parce que je n’ai pas tourné tout ce que j’avais écrit et n’ai pas monté l’intégralité de ce que j’ai tourné. J’ai supprimé trois quarts d’heure du scénario et coupé 1h30 du film. Mais aussi, entre le moment où j’écrivais, le moment où je tournais et celui où je montais, j’ai totalement changé d’avis sur le personnage principal. Quand j’écrivais c’était Jean-Pierre Léaud, puis c’est devenu Françoise Lebrun et enfin Bernadette Lafont. J’ai moi-même subi les modifications du film. Sans doute parce que j’aime travailler librement, les trois moments les plus importants de la réalisation - l’écriture, le tournage et le montage - se sont détruits réciproquement.
ENTRETIEN AVEC GEORGE A. ROMERO
Il y a-t-il un film d’horreur qui vous ai influence ?
Influencé, je ne pense pas.
Pourtant, je vois beaucoup « d’ombres » dans votre travail, et c’est bien ainsi...
Je ne sais pas. J’ai pu être influencé par mon milieu, et surtout par mes études de peinture et de dessin. C’est pourquoi je me concentre beaucoup sur la composition et la lumière.
Vous êtes né à New-York ?
Oui.
Combien de temps êtes-vous resté à Pittsburg ?
Je suis venu à Pittsburg pour y étudier la peinture, le dessin, et la civilisation espagnole. Je suis, je crois, assez influencé par la peinture espagnole. Ma visualisation des choses vient sûrement beaucoup plus de cela que de l’influence de tel ou tel cinéaste.
Le thème de votre premier film, LA NUIT DES MORTS VIVANTS, comment l’avez-vous développé ?
Eh bien, j’ai écrit une courte histoire qui traitait de notre société, et qui montrait un siège tenu par les morts vivants. L’histoire était beaucoup moins imaginaire que ne l’est le film. Au départ, le sujet était purement allégorique.
Certains y voient un film politique.
Peut-être, mais je n’y pensais pas vraiment, à l’exception de quelques scènes et en particulier la scène finale.
Il n’y avait pas de ma part un effort conscient de mettre en scène cette allégorie, mais elle est cependant assez présente pour que les gens la ressentent.
Dans les films d’horreur, il y a deux techniques : la méthode suggestive qui crée un sentiment d’horreur à travers l’imagination du spectateur, et la méthode graphique qui visuellement choque le spectateur. Vous semblez utiliser les deux à merveille.
Personnellement, je préfère une approche plus subtile, ce qui n’est pas évident dans LA NUIT DES MORTS VIVANTS, mais qui l’est plus dans JACK’S WIFE.
Je suis un grand admirateur de Don SIEGEL et INVASION OF THE BODY SWATCHERS est un film formidable, qui allie les deux techniques, mais qui suggère avant tout. L’horreur y est plus douce, plus subtile.
Quels ont été vos problèmes pour mettre sur pied la production de LA NUIT DES MORTS VIVANTS ?
Nous avions un script écrit et nous tentions de le placer. Des gens étaient intéressés, mais ils voulaient l’acheter et le réaliser. Nous avons refusé car notre idée était de réaliser le film. Finalement, nous avons formé une société composée de dix personnes et nous l’avons baptisée image TEN. Nous avons mis chacun un peu d’argent, juste le nécessaire pour acheter de la pellicule et l’équipe a accepté des paiements différés.
Nous avons commencé à tourner tout en continuant à réaliser des films industriels et publicitaires. Ainsi le film a été réalisé sur une longue période (près de neuf mois) et avec de nombreux arrêts.
Après avoir eu assez de métrage pour montrer des rushes assez longs, des gens ont commencé à s’intéresser au film et à nous donner un peu d’argent.
Ainsi nous n’avions aucune dette envers les laboratoires, ni de pourcentages à céder.
(Extraits d’un entretien avec Tony SCOTT - paru dans CINÉFANTASTIQUE - Hiver 1973)
PLAYDOYER POUR LES VEDETTES
Faut-il brûler les vedettes ? Non pas, certes, l’acteur, si célèbre soit-il, qui fait au cinéma son métier de comédien : un Pierre Fresnay, par exemple. Mais le monstre sacré pour qui le film est fait et qui détermine à lui seul son succès commercial ? Poser la question ainsi, c’est semble-t-il y répondre : l’acteur est fait pour le cinéma, non l’inverse. Faire des films pour la voix de Tino Rossi, l’accent de Raimu, les colères de Gabin, les jambes de Marlène Dietrich, les bras de Rita Hayworth… n’est-ce pas engager irrémédiablement le cinéma hors de l’art, dans la voie des délires collectifs et du rêve de confection ?
Et pourtant, l’œuvre la plus considérable du cinéma, la seule peut-être qu’on puisse jusqu’ici comparer aux chefs-d’œuvre de la littérature universelle, celle de Chaplin, n’est-elle pas toute entière commandée par le personnage de Charlot que le public voulait retrouver semblable à lui-même de film en film ? Diras-t-on que Charlot est une exception et que d’ailleurs il s’agit moins ici de l’acteur Chaplin que du héros qu’il a créé, c’est-à-dire, un être imaginaire mais déjà élaboré comme un héros de roman ou de tragédie : Don Quichotte, Hamlet ou Fabrice del Dongo ? Sans doute, mais si le cas Charlot est exceptionnel, c’est seulement par le génie de son auteur et la perfection de sa réussite.
On aurait tort de croire qu’avec moins de netteté l’identification de la vedette à un personnage ne soit précisément un phénomène caractéristique et général. En veut-on une preuve récente ? Ce n’est pas sans raison que la presse italienne a fini par s’indigner du pharisaïsme américain à propos du divorce d’Ingrid Bergman. Était-ce bien à Hollywood de lapider la femme adultère ! Mais à la vérité, pour l’Amérique, Ingrid Bergman n’existe plus : c’est la Jeanne d’Arc qui s’est fait enlever par un Italien. La guerre de Troie a eu lieu pour moins que ça.
Si la vedette ne s’identifie pas toujours à un personnage aussi nettement défini, du moins incarne-t-elle toujours une certaine manière d’être, un comportement, un caractère ou, pour mieux dire, un destin.
Elle jouit du privilège d’exister en quelque sorte préalablement au film qui lui prête son histoire. Le rôle du scénariste n’est alors que d’imaginer les aventures accidentelles dont la nouveauté nous donnera l’illusion de l’imprévu en sauvegardant l’essentielle identité du héros et de son destin. Certes, à de rares exceptions près, cette identité n’est que partielle : le nom de la vedette est proposé au scénariste comme un dessin plus ou moins inachevé, une pièce plus ou moins essentielle du puzzle qu’il doit imaginer. On dispose plus librement d’un arbre dans un paysage que d’un lion dévorant un chasseur. C’est à proportion de cette disponibilité qu’un acteur mérite le titre de vedette. Preuve par l’absurde : il n’est pas douteux qu’un film comme les Portes de la nuit, conçu pour Jean Gabin et Marlene Dietrich, a perdu presque toute sa vraisemblance du fait de la défection des protagonistes.
Comme les langues d’Esope, la vedette est la pire et la meilleure des choses. La pire quand elle n’a rien d’autre à imposer au réalisateur et au public qu’une particularité sans valeur, un charme factice et démagogique, une monstruosité physique qui ne dépasse pas le pittoresque de music-hall ou encore un don naturellement étranger à l’art cinématographique. Si ingénieux qu’ils soient, les metteurs en scène ne feront jamais de chef-d’œuvre avec Tino Rossi. Mais la vedette justifie son existence, quand, pour reprendre la célèbre comparaison de Malraux, elle tient dans la mythologie moderne la place des dieux de l’Antiquité. Le complet-veston, la robe du soir ou le costume de cow-boy ne doivent pas nous tromper sur les avatars des héros de ce moderne Olympe comme la fable antique ou le conte de fées. Cette mythologie est plus ou moins riche d’un symbolisme caché, elle nourrit nos rêves et oriente secrètement nos actions.
Mais la nouveauté du cinéma par rapport aux contes du folklore ou de la mythologie, c’est que la fable y peut naitre d’une simple apparence physique : du galbe d’un visage, de l’eau d’un regard.
Jadis, on imaginait ou l’on représentait comme on pouvait Ulysse ou la belle Hélène.
Au cinéma, ce n’est plus le destin qui prend un visage. C’est un visage qui révèle son destin. André Bazin, Radio-Cinéma-Télévision, septembre 1950.
À PROPOS DES REPRISES
La vraie nouveauté de la saison d’été sur les écrans d’exclusivité parisiens aura été la multiplication des reprises. Sans doute le phénomène ne date-t-il pas absolument de 1951. On l’avait constaté ici et là depuis deux ou trois ans, au Cinéma d’Essai en particulier, mais il paraissait localisé à de petites salles semi spécialisées dont la clientèle se confondait presque avec celle des ciné-clubs. Or, il ne faut justement point identifier cette nouvelle exploitation commerciale avec le phénomène des ciné-clubs. Sans doute, celui-ci n’en est-il pas indépendant et l’on peut admettre que l’effort des clubs a efficacement préparé le terrain, mais il s’agit de bien autre chose que de l’extension de leur public au point d’en permettre la relève par l’exploitation commerciale. Il s’en faut que le nombre des adhérents de la Fédération croisse selon une progression géométrique. Les difficultés matérielles, au contraire, y demeurent pressantes, beaucoup de clubs ne doivent de survivre qu’au dévouement têtu de leurs animateurs. Si, donc, l’activité des ciné-clubs est pour quelque chose dans l’intérêt croissant pour certains vieux films, ce ne peut être par influence directe. Les clubs sèment une bonne graine, mais elle lève ailleurs. Ils contribuent à imposer l’idée d’un passé cinématographique égal ou supérieur à son présent, de l’existence d’un art du film doté des mêmes propriétés que les autres arts, c’est-à-dire capable de résister au temps, mais cette idée-force suit son chemin propre : elle se nourrit de toute autre chose que du fanatisme des cinéphiles et l’on en peut suivre la trace, non moins caractéristique qu’en France, dans un pays sans ciné-clubs comme l’Amérique. On peut tenir pour assuré que, lorsque Chaplin a sonorisé aux fins d’une nouvelle exploitation La Ruée vers l’or, remis sur le marché Les Lumières de la ville, en attendant Le Kid et Le Cirque, il procédait à une opération sans commune mesure, aussi bien dans l’esprit que dans la forme, avec la création d’un ciné-club. De même pour René Clair, coupant six cent mètres dans À nous la liberté, restaurant la copie pour la remettre au goût du jour. J’imagine très bien les ciné-clubs de 1955 se disputant la dernière bande usagée de la version de 1932 pour la comparer avec la nouvelle version commerciale. Cet exemple imaginaire illustre parfaitement la différence entre le phénomène ciné-club et les reprises. Dans le premier cas, il s’agit d’un intérêt conscient et respectueux de l’histoire, l’œuvre reste liée à sa date, elle est significative de son contexte historique retrouvé en elle. Dans le second, l’œuvre, quoique ancienne, conserve une vitalité et une valeur indéfiniment actuelle. Le vieillissement de sa technique, les multiples signes du temps, marqués dans les costumes, le maquillage, le jeu de l’acteur cessent d’être des obstacles rédhibitoires à l’intérêt du public pour l’essentiel. L’amateur de ciné-club lit dans le texte un auteur du XVIe siècle. Le futur spectateur d’À nous la liberté 1951 sourira aux légers archaïsmes de la langue, mais, habile pédagogue, René Clair en aura retranché les passages incompréhensibles sans dictionnaire. Le cinéphile allait aux vieux films. Quelques vieux films s’avèrent capables d’aller au public des boulevards.
Pour limitée qu’elle soit dans son principe même à certains films, la pratique des reprises n’en est pas moins radicalement révolutionnaire au regard des mœurs cinématographiques. Comme l’exposait jadis Marcel Lherbier, le cinéma s’opposait aux autres arts en ce que ceux-ci se proposaient la conquête du Temps quand le film ambitionnait celle de l’espace. Non seulement Stendhal pouvait fièrement proclamer qu’il écrivait pour être lu dans cent ans, mais même les artistes les plus soucieux d’obtenir la consécration immédiate du succès, peintres, poètes, auteurs dramatiques, architectes, savaient que leur véritable procès aurait lieu en appel par la postérité. C’est le défi de Ronsard à la beauté d’Hélène. Le cinéma, au contraire, était en fait soumis aux mêmes servitudes que la mode, il lui fallait conquérir le plus grand nombre d’écrans possible, le plus vite possible, dans le délai maximum de quatre ou cinq ans. L’exemple idéal en est Chaplin dont les films ont recouvert le monde entier. Nulle conquête géographique n’a jamais approché dans l’histoire celle du petit bonhomme-mythe. Mais Chaplin lui-même, prenant bien soin de retirer le film précédent de la circulation pour assurer le succès du suivant, illustrait jusqu’à ces dernières années la loi de la concurrence spatiale. Les succès cinématographiques sont par définition extensifs et exclusifs, ils se juxtaposent et ne se superposent pas.
La pratique du remake démontre spécifiquement cet état de choses. Lorsque le succès d’un film a été assez grand pour que son souvenir ait encore valeur commerciale, on ne se borne pas à remettre l’original en circulation, on refait le film ; parfois avec une minutie de décalque, avec d’autres acteurs et un autre metteur en scène. Ainsi de Back Street, du Jour se lève ou, tout récemment, du Corbeau.
Sans doute pourrait-on trouver des infrastructures économiques à ce phénomène esthétique. L’extension du circuit d’exploitation, la rapidité avec laquelle le film doit le parcourir, la nullité commerciale dont il est frappé en bout de course sont la conséquence directe de l’ampleur des investissements. Le cinéma est une industrie qui a besoin de tourner, le neuf y chasse le vieux sans considération de valeur, du simple fait qu’il est plus vieux ou plutôt la nouveauté elle-même s’identifie partiellement avec la valeur. C’est le principe des salles d’exclusivité où les places sont plus chères. Mais les impératifs économiques ne sont pas seuls ici en cause. Ils confirment plus qu’ils ne créent la demande sociologique. Au demeurant, la situation n’est pas si différente en Russie soviétique en dépit d’une organisation indépendante du profit. (Il est vrai que le vieillissement idéologique appelle aussi la nouveauté.)
C’est qu’il serait absurde de soutenir que l’infrastructure économique du journalisme est cause de ce que le journal de la veille n’ait plus de valeur. Les crimes d’hier valent pourtant bien ceux d’aujourd’hui. La comparaison ne boite qu’en partie car, en dépit de son caractère de fiction, le film est, lui aussi, psychologiquement tributaire de son actualité. Mille racines le lient au présent qui se dessèchent la saison passée. Et d’abord son évolution technique. Même si l’on conteste qu’il y ait un progrès en art, même si l’on refuse à identifier le perfectionnement des moyens avec le progrès esthétique, il reste que le film agit d’abord par sa force d’illusion ; il se présente comme la fiction la plus proche de la réalité du monde sensible. Or, cette illusion de réalité ne peut, en dépit du réalisme photographique, aller sans un minimum de conventions. Depuis le film sans montage de Lumière à Citizen Kane, le cinéma n’a cessé de voir diminuer ses infirmités techniques ; en 1925 un film muet donnait l’impression parfaite de la réalité, en 1936 son silence était une convention que l’on ne pouvait accepter que volontairement. Le réalisme est la loi générale du cinéma, mais il est relatif à son évolution matérielle. À ces servitudes impératives s’ajoutent les variations secondaires de la technique artistique, le style photographique, celui des éclairages, des raccords, du montage. Autant de conventions transparentes dans leur nouveauté, mais qui se transforment en taies opaques au bout de cinq ou six ans, quand une autre mode s’est imposée.
Outre ces facteurs proprement cinématographiques, il faut tenir compte encore de la cristallisation plus ou moins directe de l’époque, de ses goûts, de sa sensibilité, mille détails qui « datent » un film, d’autant plus qu’il ne s’agit que d’un recul de quelques années : selon cette loi esthétique bien connue qui veut qu’un siècle marque moins une œuvre que vingt ans. De tous les arts, c’est le cinéma qui donne le plus de prise à l’action du temps, il semble même qu’on puisse penser que cette érosion des années n’atteigne partout ailleurs que les superstructures accidentelles de l’œuvre quand elle touche au cinéma à l’essentiel ; qu’elle dépouille et purifie le théâtre, ou la poésie, ou la peinture, mais qu’elle détruise le cinéma dans son principe d’illusion réaliste. Comment, en effet, s’identifier à des héros, participer à une action, croire à la réalité objective d’événements que les marques du temps rendent en quelque sorte insoluble dans l’imagination. La femme que je séduis par vedette interposée ne peut porter une robe de 1925, avoir les cheveux coupés à la garçonne, je ne puis l’enlever dans une Hispano-Suiza. La relativité temporelle des apparences cinématographiques est leur absolu. Essentiellement ressentie comm présente, à l’instar de la réalité et du rêve, l’action cinématographique ne peut, par définition, s’avouer passée. Le remake, qui n’est autre chose que la réactualisation d’un film, ne présente avec la mise en scène théâtrale, qui remet au goût du jour la représentation d’un texte ancien, qu’une analogie superficielle, car les texte est l’essentiel de la pièce, son noyau imputrescible, quand la mise en scène du film ne se peut pas plus distinguer du scénario que le corps de son âme. Tourner à nouveau un film équivaut à récrire la pièce et l’on ne récrit pas L’Avare.
Cette obligation de contemporanéité qui ancre le film dans les fonds de notre imagination et l’empêche de suivre le fil du temps qui nous porte, prend d’ailleurs une forme subtilement destructrice quand elle touche à l’acteur, du moins à cette variété totalement identifiée avec le cinéma qu’on nomme la Star. C’est le sujet même de Sunset Boulevard. « Une étoile, s’écrie Norma Desmond, ne peut vieillir », essayant par l’affirmation de cette vérité d’en exorciser les conséquences. Oui, une star ne peut vieillir, parce que totalement identifiée à son mythe, elle connaît une dérision d’immortalité dans l’adéquation de son image, une immortalité qui la condamne à mort puisqu’elle lui interdit de vivre et de vieillir avec son corps. Il en va tout autrement au théâtre, quelle que soit la gloire de l’acteur. Sarah Bernhard finit après plus d’un demi-siècle de célébrité dans une apothéose, en dépit de sa jambe de bois. C’est que la conscience et la volonté d’illusion sont au fondement même de l’univers théâtral. Le public y distingue parfaitement Sarah Bernhard de l’Aiglon ou de Phèdre, mais il ne peut distinguer Garbo de… Garbo, même lorsqu’elle incarne (il faudrait mieux dire « désincarne » Marguerite Gautier ou Christine de Suède.
Aussi est-ce précisément d’abord dans une phénoménologie de l’acteur qu’on décèlerait les lois de l’illusion cinématographique. On a maintes fois remarqué depuis dix ou quinze ans la diminution du nombre des vraies stars, sinon leur disparition, au bénéfice de la simple vedette et, plus récemment, de l’interprète anonyme. On en comprend mieux aujourd’hui la cause, l’illusion cinématographique commençait à prendre du jeu, une couche de conscience se glissait entre le spectateur et le film qui ne libérait pas encore celui-ci de sa servitude temporelle, mais la mettait déjà insidieusement en cause. C’est elle qui est aujourd’hui en train de disparaître pour une fraction de plus en plus large du public. L’autopsie de la star par Billy Wilder dans Sunset Boulevard n’est compréhensible que dans cette perspective.
Plus significatif encore me paraît être Mad Wednesday de Preston Sturges, car on y saisit parfaitement la nouveauté du phénomène tant par rapport à l’ancien système commercial qu’en regard des ciné-clubs. On sait que le début du film est composé d’une ancienne bande d’Harold Lloyd, mais à la différence du fragment de Queen Kelly dans Sunset Boulevard, cette scène tournée il y a quelque vingt-cinq ans fait partie intégrante du nouveau film, elle constitue un épisode que le scénario situe effectivement vers 1925. Des raccords tournés spécialement y sont, du reste, intercalés au montage. Ainsi l’acteur a-t-il réellement vingt-cinq ans de moins au début du film. Preston Sturges présente donc l’ancien de plain-pied avec le nouveau, il rompt le charme qui embaumait Harold Lloyd dans son mythe, il en refait un acteur qui a le droit de vieillir et c’est, en réalité, cet espèce de miracle renouvelé de la Belle au Bois dormant qui constitue, par-delà de l’intrigue, le véritable scénario du film.
Sans doute le phénomène des reprises dépasse-t-il en complexité et en signification le cas des films où le cinéma joue à prendre conscience de son passé, mais il procède de la même cause profonde : une modification décisive des rapports entre le public et le film. À l’illusion primaire et totale dans laquelle se perdait jadis le spectateur, à l’identification sans recul, à l’ivresse de la présence cinématographique dont le charme ne devait être troublé par aucun signe des temps, se substitue peu à peu et au moins partiellement une illusion consciente et consentante, différente sans doute de celle du théâtre, mais supportant au moins comme celle du livre la possibilité de participer à un univers imaginaire en dépit des parures de style dont le vieillissement ne permet plus de confusion avec l’actualité réelle.
Il n’y a donc pas de raison de voir dans les « reprises », comme on l’insinue parfois, la conséquence d’une hypothétique décadence du cinéma. Ce n’est point parce que les films actuels sont moins bons qu’il y a quinze ou vingt ans et que le public s’en aperçoit, qu’on repasse Les 39 Marches, Drôle de drame et Une nuit à l’Opéra. Mais inversement parce qu’il commence seulement d’exister un public capable d’apprécier ces chefs-d’œuvre en dépit de leur ancienneté. Aussi bien, en son temps, Drôle de drame a-t-il connu un échec sensationnel avant de remporter sur Juliette ou le Clef des songes une ironique revanche d’estime. Mais il se peut qu’en 1955, une salle des Champs-Élysées ressorte Juliette à l’occasion d’un nouveau film de Carné et qu’on lui trouve alors des charmes qu’on lui dénie aujourd’hui.
Ce qui revient à dire que le cinéaste peut enfin envisager de gagner son procès en appel et non plus seulement dans le cénacle des cinémathèques ou devant le public prévenu des clubs, mais devant le public tout court, celui qui paye, le seul qui compte pour le producteur. Le metteur en scène n’en est pas à écrire, comme Stendhal, pour être lu dans cent ans, mais il ne lui est plus interdit d’espérer être vu dans dix ans. Même si cet événement n’atteint pas à l’ampleur qui convaincrait les producteurs d’investir leurs capitaux à aussi longue échéance, même s’il ne s’agissait encore que de rentabiliser la conservation de copies en bon état chez le distributeur pour leur permettre de ressortir ici et là de temps en temps, on pourrait y voir mieux que la jeunesse d’un âge d’or du cinéma. André Bazin, Cahiers du cinéma, septembre 1951.
DE LA MÉTAPHORE AU FACE À FACE
« Je crois vraiment qu’une représentation est comme un rêve car la vie elle-même n’est pas parfaite. »
Dix années se sont écoulées entre la mise en chantier de Terre jaune (Huang tudi) et l’achèvement d’Adieu ma concubine. Dix années séparent, dans une Chine en plein bouleversement, la révélation d’un des premiers films des cinéastes de la cinquième génération de l’accomplissement d’un réalisateur, financé par des capitaux asiatiques - et non plus seulement de la Chine continentale - et consacré sur la scène internationale par la Palme d’or du festival international du film de Cannes. Et Adieu ma concubine nous fait parcourir cinquante-deux ans d’histoire de la Chine, période qui a engendré la Chine actuelle. 1977, quand commence le récit, et quand il se termine après être remonté jusqu’en 1925, c’est deux ans après le retour de Chen Kaige lui-même dans un monde débarrassé des anathèmes de Lin Biao et de ses gardes rouges. La Révolution culturelle a vécu. En 1976, la « bande des quatre » a été arrêtée. Zhou Enlai a disparu, Mao Zedong, enfin, n’est plus à la barre du pays le Grand Timonier. Deux ans avant le procès de la bande des quatre et de la veuve de Mao Zedong, Chen Kaige rentre à l’École du cinéma de Pékin, devenu Beijing.
À travers Terre jaune, la Grande Parade (Da yue bing), le Roi des enfants (Haizi wang), la Vie sur un fil (Bian zou bian chang) et aujourd’hui Adieu ma concubine, Chen Kaige parcourt les thèmes qui lui sont chers : la recherche des langages oubliés (la musique de Terre jaune, l’opéra d’Adieu ma concubine), l’apprentissage du spectacle qui passe par un entraînement militaire ou équivalent (l’Opéra de Pékin dans Adieu ma concubine ; celui de la Grande Parade, instrument du pouvoir), la transmission du savoir (l’école du Roi des enfants, la relation maître/disciple de la Vie sur un fil, l’Opéra de Pékin dans le dernier film). L’éducation, l’instruction et l’initiation sont des phases fondamentales de la vie des individus insérés dans un contexte collectif qui leur permet un plus ou moins grand épanouissement. Ceux de la Grande Parade s’expriment dans un contexte qui tend à leur effacement, comme les gardes rouges d’Adieu ma concubine réduisent individus et relations familiales à néant. L’instituteur du Roi des enfants refuse de rester lié aux leçons de l’Histoire. Lui qui vient de terminer ses sept années de rééducation comme bûcheron veut d’une autre histoire pour une Chine nouvelle. Le vieillard de la Vie sur un fil, qui - à la différence du soldat de Terre jaune - écrit et chante la musique, ne trouve plus de salut dans l’Histoire et la politique. De la colline où il domine le monde, il voit, en bas, les hommes s’affronter.
À la linéarité dramatique des trois premiers films succède, avec la Vie sur le fil et Adieu ma concubine, une alternance de tensions et de moments plus contemplatifs. Derrière le musicien de qin, la nature est dramatisée. Autour des trois protagonistes d’Adieu ma concubine, le monde est traversé par les convulsions de l’Histoire.
En 1983-1984, au moment de ses débuts comme réalisateur, Chen Kaige utilisait dans Terre jaune un langage métaphorique pour ruser avec un pouvoir débarrassé de la terreur de la Révolution culturelle, mais toujours répressif. Avec Adieu ma concubine, il prend l’Histoire à bras-le-corps, sans détournement, de face. Dans une Chine écartelée entre le « boom » économique où tout le monde court après l’argent dans le Sud, dans des structures « capitalistes », et le centralisme bureaucratique des vieillards au pouvoir qui entendent bien libéraliser l’économie mais garder le contrôle des structures, Chen Kaige, qui décrit plus d’années d’histoire que celles de sa propre vie, regarde aussi son parcours personnel. La mise en accusation publique des gardes rouges, qui clôt la recréation de l’histoire du film, est aussi la reconstitution de sa propre histoire où, adolescent, il fut l’accusateur public de son père en 1966. Après le réalisme composé des plans de ses premiers films, après les plans « bleus » et le mouvement de grue qui exprimait soixante ans écoulés dans la Vie sur un fil, Chen Kaige se met en danger cinématographique avec Adieu ma concubine, brossant une fresque considérable, ne reculant devant aucun affrontement, aucune prise de corps, alternant l’exposition publique et personnelle, réconciliant l’étonnement de l’enfant admiratif et de l’adolescent traumatisé, acceptant le rêve du théâtre et de la vie confondus. H.N. Positif n°393, 1993.
LIMITE
de Mário Peixoto, 1929, Brésil, 2h, Noir et Blanc
avec Olga Breno, Taciana Rei, Raul Schnoor…
RÉSUMÉ : Un homme et deux femmes dérivent en mer sur un canot. L'une des femmes raconte qu'elle s'est évadée de prison mais n'a pas pu reprendre une vie normale. L'autre confie qu'elle a fait un mariage malheureux avec un pianiste ivrogne et l'a quitté. L'homme raconte qu'il a eu une liaison avec une femme mariée. Comme ils n'ont plus d'eau, l'homme se jette à la mer pour atteindre un baril flottant non loin mais il ne reparaît pas.
POINTS DE VUE : Typique des recherches de l'avant-garde à la fin du muet et influencé par l'école française, ce film visualise sans paroles les récits des trois personnages en mettant en œuvre toutes les ressources expressives et suggestives du langage filmique : cadrages et angles insolites, montage court, images subjectives, mobilité de la caméra, manifestant ainsi la volonté du cinéaste de refuser les codes narratifs et visuels du cinéma dominant. Marcel Martin, 1995.
Dans les années 1920, Mário Peixoto est fortement influencé par la culture européenne, notamment par le cinéma russe, allemand et la production française d’avant-garde. Mais c’est une photographie d’André Kertész, publiée à la une du magazine Vu, qui lui inspire la trame de Limite : le visage d’une femme étreinte par les mains menottées d’un homme. Il élabore le scénario d’une pensée en images et tente d’entremêler divers champs visuels à travers des thèmes et des symboles, façonnant ainsi une structure de récit troublante. Il propose son scénario à ses deux amis réalisateurs, Humberto Mauro et Adhemar Gonzaga, qui l’encouragent à réaliser le film lui- même et lui recommandent les talents en photographie d’Edgar Brazil. Le film est tourné à Mangaratiba et sur la côte de l’État de Rio de Janeiro entre mai et octobre 1930. En tissant entre eux les destins funestes de ses personnages à la dérive, Mário Peixoto réalise un film sensible sur le passage du temps et la condition humaine.
Projeté lors d’une séance organisée par le Chaplin Club à Rio de Janeiro en mai 1931, le film reçoit un accueil favorable de la critique mais il est rejeté par le public et ne connaîtra pas d’exploitation commerciale. Poème cinématographique maudit, longtemps invisible, il a pourtant suscité la curiosité des cinéphiles avant d’être enfin considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma muet brésilien. Samantha Leroy, 2015.
La confrontation de trois personnes, dont la vie a été brisée, sur un bateau étroit qui dérive sur la mer. Deux femmes et un homme, trois destins dont les désirs et les virtualités ont toujours été limités par la vie et qui se retrouvent maintenant dans cet espace restreint. Tout est limite. L’histoire de ces trois êtres est contée dans des séquences, des plans où le visuel est essentiel et où tout est déterminé par le rythme interne de chaque plan, de chaque séquence, commandé par le rythme d’ensemble du film.
“Le film ne cherche pas à “faire brésilien”. Son histoire est de nulle part, de n’importe où comme celle de Sunrise... Limite ne prétend pas, en principe, étudier les coutumes locales ou fixer des caractères nationaux. S’il le fait ici ou là, c’est accidentellement. Limite intéresse comme film en général, plus que comme film brésilien... C’est un film d’images, sans préoccupations sociales. Il n’expose, n’attaque, ne défend, n’analyse rien. Il laisse le spectateur sentir ce qu’il voudra ajouter au contenu de chaque scène. Ce n’est pas l’œuvre d’un penseur, mais d’un artiste.” Octavio de Faria.
“Je considère Limite comme un point culminant du cinéma brésilien.” Vinicius de Moraes.
COMMENTAIRE : Véritable poème cinématographique, Limite est un puzzle dans lequel on a d’autre choix que se laisser porter. Le style de Peixoto, sa science du montage, et l’utilisation de musique classique qui apporte une atmosphère troublante, dans cette œuvre où l’on ne sait trop quelle est la menace ni d’où elle vient, sa tendance à filmer les individus sans forcément montrer leur tête comme s’ils étaient des corps errants, les gros plans des objets dans l’entourage des personnages, et l’environnement souvent agité, tout cela semble traduire les états d’âme des personnages, leur obsession, leur tourment. Ces images en perpétuel mouvement illustrent magistralement une sorte de tension permanente, où les individus en fuite, sous le choc d’événements passés, totalement perdus dans l’océan, emmènent le spectateur dans un voyage mental bouleversant, pour une expérience qui vaut le détour.
LA NOUVELLE VAGUE DÉFERLE
La nouvelle vague acquiert son statut médiatique au cours de la saison cinématographique 1958-1959. L'idée d'un mouvement renouvelant la production ne s'impose que lorsque la critique des quotidiens, puis des grands hebdomadaires, s'intéresse à quelques nouvelles personnalités qui défraient alors la chronique : d'une part, Claude Chabrol, François Truffaut et Jean-Luc Godard, qui collaborent aux Cahiers du cinéma, revue fondée en 1951 par André Bazin, et, d'autre part, Alain Resnais et Marguerite Duras, qui signent ensemble Hiroshima mon amour (1959).
UNE ÉCURIE DE JEUNES CINÉASTES
Durant l'hiver et le printemps 1959, une série de premiers films, dont certains sont réalisés depuis plusieurs mois, s'affichent dans les salles d'exclusivité des Champs-Élysées. Sont présentés au public, à cinq semaines d'intervalle, les deux premiers films de Claude Chabrol : le Beau Serge, histoire de solitude et d'alcoolisme, sort le 2 février, et les Cousins, peinture d'une jeunesse dorée, le 11 mars. Les deux films touchent un large public, surtout le second (260 000 entrées à Paris).
Le Festival de Cannes 1959 est celui de la nouvelle vague. La France y est représentée par Orfeu Negro, deuxième film de Marcel Camus, qui reçoit la palme d'or, et par les Quatre Cents Coups, de François Truffaut, à qui le prix de la mise en scène est accordé. Mais c'est Hiroshima mon amour, présenté hors compétition, qui enthousiasme la critique anglo-saxonne, italienne et allemande, et bénéficiera d'une carrière commerciale tout à fait inattendue pour un film aussi dérangeant, tant par sa forme que par son contenu.
L'été suivant débutent les réalisations d'À bout de souffle par Godard et du Signe du lion par Rohmer – deux films dont les intrigues se situent dans un Paris insolite – tandis que Rivette termine Paris nous appartient. Le mouvement est lancé, quelques dizaines de jeunes artistes vont pouvoir s'engouffrer dans la brèche pendant deux ou trois saisons : Jacques Demy (Lola, 1961), Jean-Pierre Mocky (les Dragueurs, 1959 ; Un couple, 1960), mais aussi Alain Robbe-Grillet (l'Immortelle, 1962), puis Claude Lelouch (l'Amour avec des si, 1966). Certains auteurs furent un moment considérés comme partie intégrante du mouvement : Philippe de Broca, qui débuta avec un scénario que reprendra Jean-Luc Godard (les Jeux de l'amour, 1960) ; Michel Deville, qui créa plusieurs comédies très personnelles (Ce soir ou jamais, 1960 ; Adorable Menteuse, 1961) ; Louis Malle, dont les films s'apparentent par bien des côtés à la nouvelle vague (les Amants, 1958 ; Zazie dans le métro, 1960). Cependant, leur œuvre s'en écartera vite pour se développer hors de toute école.
LES PRODUCTEURS DE LA NOUVELLE VAGUE
La nouvelle vague n'est pas l'affaire des seuls critiques et réalisateurs. C'est aussi un phénomène économique. Elle marque le triomphe du film à budget réduit – de deux à cinq fois inférieur au prix moyen du long métrage commercial de l'époque. Trois producteurs ont joué un rôle clé dans cette stratégie économique qui diffère fondamentalement de celle des producteurs traditionnels de films réalisés en studio : Pierre Braunberger, Anatole Dauman et Georges de Beauregard, qui ont produit ou coproduit les neuf dixièmes des films regroupés sous l'étiquette nouvelle vague.
PIERRE BRAUNBERGER
Pierre Braunberger (1905-1990) a débuté au milieu des années 1920 en produisant des œuvres de Renoir, puis des films très commerciaux avec Roger Richebé dans les années 1930. Au cours des années 1950, il s'efforce de découvrir de jeunes auteurs et produit des courts métrages de Jean-Luc Godard et d'Alain Resnais. C'est lui qui distribuera et produira Jean Rouch (courts métrages ethnographiques sur l'Afrique noire ; long métrage Moi un Noir, 1958), ainsi que quelques titres majeurs des années 1960 : Tirez sur le pianiste (Truffaut, 1960), Vivre sa vie (Godard, 1962), Cuba si (Chris Marker, 1961).
ANATOLE DAUMAN
D'origine polonaise, Anatole Dauman (1925-1998) s'est d'abord spécialisé dans les documentaires d'art. Avec la société Argos Films, qu'il fonde en 1949, il donnera leur chance à de nombreux films sur des peintres (Fêtes galantes de Jean Aurel, 1950 ; les Désastres de la guerre de Pierre Kast – sur Goya –, 1952 ; Bruegel l'Ancien d'Arcady, 1953), avant de défendre les courts métrages et les premiers longs métrages d'Alain Resnais (Nuit et Brouillard, 1955 ; Hiroshima mon amour, 1959 ; l'Année dernière à Marienbad, 1961 ; Muriel ou le Temps d'un retour, 1963). Plus tard, il produira Agnès Varda (Du côté de la côte, 1959), Chris Marker (Lettres de Sibérie, 1958 ; la Jetée, 1963), Jean Rouch (Chronique d'un été, 1960), Jean-Luc Godard (Masculin féminin, 1966 ; Deux ou trois choses que je sais d'elle, 1967), Robert Bresson (Au hasard Balthazar, 1965 ; Mouchette, 1966), Volker Schlöndorff (le Tambour, 1979), Nagisa Oshima (l'Empire des sens, 1976) et Wim Wenders (Paris, Texas, 1984 ; les Ailes du désir, 1987 ; Jusqu'au bout du monde, 1991). Élargissant ses activités à la distribution et la diffusion, il parraine les œuvres d'un certain nombre d'artistes parmi lesquels Andy Warhol et Paul Morrissey. Président de l'Association française des producteurs de films, une rétrospective lui a été consacrée en 1989 au Centre Georges-Pompidou.
GEORGES DE BEAUREGARD
Le troisième producteur clé de la nouvelle vague, Georges de Beauregard (1920-1984), est le plus aventurier. Son nom est étroitement lié à la filmographie de Jean-Luc Godard, qu'il fait débuter avec À bout de souffle (1959). Exportateur de films à l'étranger, Georges de Beauregard commence comme producteur en Espagne, en découvrant Juan Bardem (Mort d'un cycliste, 1955 ; Grand-Rue, 1956). En France, ses choix sont d'abord plus conventionnels, puisqu'il fait adapter Pierre Loti par Pierre Schoendoerffer (Ramuntcho, 1958 ; Pêcheurs d'Islande, 1959), mais sa rencontre avec Godard est décisive : il va alors produire presque tous les premiers longs métrages (ou deuxième, ou troisième film, ce qui est plus risqué après un échec initial) des nouveaux auteurs des années 1960 : Jacques Demy (Lola, 1961), Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, 1962), Jacques Rivette (la Religieuse, 1967), Eric Rohmer (la Collectionneuse, 1967).
LA NOUVELLE VAGUE SE RETIRE
Il est difficile de dater la fin du phénomène de la nouvelle vague. On assiste dès 1962 à une première crise avec une série d'échecs commerciaux, comme ceux de Chabrol (les Bonnes Femmes, 1960 ; les Godelureaux, 1960), de Godard (les Carabiniers, 1963), de Rozier (Adieu Philippine, 1962).
Certains films ne sont même plus distribués commercialement (l'Œil du Malin et Ophélia de Claude Chabrol). Parallèlement, les nouveaux auteurs accentuent l'écart existant entre leur originalité créatrice et la réceptivité du public de cinéma, qui reste malgré tout un public de masse. Ainsi, Jean-Daniel Pollet, Philippe Garrel, Marcel Hanoun n'auront qu'un public confidentiel et n'atteindront jamais celui de Godard, de Chabrol et de Truffaut. Seuls Rivette et Rohmer réussissent à élargir leur audience au cours des années 1970.
Les producteurs eux-mêmes soutiennent des films plus conformes aux critères du grand public, comme Landru de Claude Chabrol (1962), avec Charles Denner et Michèle Morgan ; les films érotiques de Walerian Borowczyk (1923-2006) (Contes immoraux, 1974 ; la Bête, 1975) sont produits par Anatole Dauman ; les films de Claude Lelouch (Une fille et des fusils, 1964) et de Gérard Pirès (Erotissimo, 1968) le sont par Pierre Braunberger.
Si le succès de la nouvelle vague n'a duré que deux ou trois saisons, des films comme Hiroshima mon amour, À bout de souffle ou les Quatre Cents Coups sont devenus des films de référence pour les jeunes cinéastes britanniques, tchèques, polonais, brésiliens, italiens et québécois. Les années 1960 sont celles des « nouvelles vagues » un peu partout dans le monde. Dictionnaire du Cinéma, Larousse.
REQUALIFIER LE POLITIQUE
Il y a vingt-cinq ans, la norme du tout politique allait de soi, le discours critique s’inscrivant dans un cadre théorique rigide que la bienséance admettait comme une évidence. Je viens de passer quelques jours à relire des revues, principalement de cinéma, publiées entre 1970 et 1975. Les chroniqueurs, et par voie de conséquence les produits qui les mobilisaient, principalement des films, étaient comme immergés dans un univers liquide et agité, dont la densité augmentait avec la profondeur, dans un océan, ou un aquarium si on veut minimiser les choses, où se croisaient les courants des idéologies, des courants plus agités sur leurs franges, là où il leur arrivait de voisiner un temps avec un courant parent, c’est-à-dire plus ou moins issu d’une même source de pensée. L’immersion variait avec le degré d’engagement des uns et des autres, les plus engagés se mouvaient avec difficulté dans des eaux si profondes et si denses qu’ils en perdaient la capacité de voir, d’appréhender, l’objet initial de leur intérêt. Disons que les instruments d’investigation, empruntés aux schémas élémentaires du marxisme (la « vulgate » déjà brocardée par Edgar Morin en 1959), à des branches mortes qui prétendaient les actualiser (la pensée Mao Zedong au temps de la GRCPC), à des rameaux plus fins et bien vivants issus du même tronc (les analyses d’Althusser notamment) qu’on épiçait à l’occasion de freudisme ou de structuralisme, étaient appliqués indifféremment aux produits du génie humain, qu’il s’agisse de textes, de tableaux ou de films. Il faut préciser que leurs créateurs, dans leur grande majorité (qu’ils aient fait un choix actif ou qu’ils aient seulement respiré l’air du temps), baignaient dans le même aquarium. C’est cet aquarium qui est ici en jeu.
Le cinéma est, à 98%, une activité de marché. Septième art ou divertissement d’ilote, il répond pour sa plus grande part à une demande sociale. En 1901, le spectateur français se satisfaisait des toiles peintes des Dreyfus de Méliès ou de Pathé. En 1911, il lui fallait les extérieurs où l’air circulait, les murs de pierre et les armures de fer du Siège de Calais. Pathé l’avait compris ; Méliès, non. Méliès a été éliminé. La demande sociale est fonction du temps et du lieu. Elle peut à l’occasion disparaître, remplacée par la main de fer d’un pouvoir absolu : une génération d’Allemands a vu de gré ou de force (je ne me hasarderai pas à calculer le pourcentage des « gré » et des « force ») les films de Leni Riefenstahl. La volonté des créateurs est en phase avec cette demande, ou tente de s’en détacher en rusant ou en négociant sa marge de liberté avec les agents du marché, ou avec un pouvoir incitateur ou censeur.
Les 2% restant (je compte large) hébergent un cinéma de créateurs suffisamment puissants, ou rusés, ou favorisés par un statut spécifique, pour s’affranchir du sort commun. Ce sont les authentiques auteurs du Septième Art, ils sont en avance sur le goût de leur temps, font bouger ce goût, ils sont les Caravage ou les Cézanne dont la manière pèsera sur la demande sociale d’une autre génération. Ou ils resteront, sans descendance ni émules, des moments de grâce dans l’histoire du cinéma. Je sais ce que ces propos ont de méncaniste et de simplificateur. Au lecteur d’y ajouter le bouillonnement romantique du génie et les petits hasards de l’existence. Je veux seulement dire que le cinéma, plus que tout autre lieu de création, est lié presque structurellement à son époque. L’histoire du cinéma est faite de cette multitude de passerelles qui unissent l’œuvre à la saison où elle s’est épanouie. Au cinéma plus qu’ailleurs, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. c’est aussi, bien évidemment, une affaire de technique.
Revenons au politique. Dans les années animées qui ont suivi 1968, il importe de distinguer l’émission et la réception. Émission : c’est d’abord la production de films explicitement politiques, de films militants émanant de groupes plus ou moins structurés, notamment autour de Chris Marker, ou au sein du groupe Dziga-Vertov (Godard et Gorin), ces films étant destinés en priorité à des circuits de diffusion « parallèles ». Destinés à la consommation immédiate, ils ont aujourd’hui surtout valeur de documents. Émission également, des documentaires, souvent construits sur le modèle du « cinéma d’éveil » initié par Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls. Ce premier film a été exploité à partir de 1971 dans les salles commerciales, comme le seront les trois volets de Français si vous saviez d’André Harris et Alain de Sédouy. Enfin, des films de fiction dans la lignée de Z et de L’Aveu de Costa-Gavras. À ces « fictions de gauche » (l’expression, à connotation péjorative, apparaît en 1972) s’intègrent des films de genre, en général des films criminels, dont le référent se positionne entre les « affaires » et les faits de société.
C’est à ce niveau qu’intervient la réception. C’est souvent la critique des quotidiens et des hebdomadaires qui interpelle ces films dans le champ de la politique, qui y découvre et commente une mise en cause de la police, de la justice ou du pouvoir bourgeois. La société dans son ensemble est sous-tendue par une lecture contestatrice (ou par le rejet affirmé de cette lecture) des institutions qui s’inscrit dans le procès fait aux appareils idéologiques en place. Les chroniqueurs voient dans ces fictions, qui peuvent être signées Yves Boisset ou Claude Chabrol, un écho tardif de ce cinéma politique italien (de Francesco Rosi ou Elio Petri) qu’ils citaient en exemple de ce qu’il aurait fallu faire dans les années où le pouvoir gaullien corsetait (et/ou censurait) le cinéma national. C’est cette lecture prudemment idéologique des fictions de gauche qui suscitait l’ironie facile des Cahiers du cinéma, qui choisissaient leur cible : « Le discours « intemporel » que réclame le public petit-bourgeois politiquement refoulé et travaillé par des fantasmes de « révolte » qui trouve dans ce type de discours la réponse idéologique qu’il désire. »
Sauf de rares exceptions qui relèvent des 2% évoqués plus haut (Resnais), la fiction politique renvoie à une typologie simple. Elle est fondée sur un code de présentation (du présent ou du passé), défini dans les premières années 30, qui se prolonge jusqu’au-delà des années 70 (la Nouvelle Vague, qui n’avait pas souvent la tête politique et encore moins souvent la tête à gauche, n’a pas supplanté le cinéma de papa, elle a cohabité avec lui). Elle mettait en avant un type de récit qui privilégiait le texte (scénario et dialogues) et les acteurs. Dans le meilleur des cas, elle se souvenait de ce qu’on avait appelé le film « libéral » hollywoodien (Richard Brooks), puis s’est recommandée du modèle transalpin. Elle a longtemps privilégié l’exemplarité (la mise en place d’un héros positif qui appelait un processus d’identification) ou la greffe d’un personnage servant de révélateur ou d’indicateur (comme le poteau du même nom), figure de journaliste, de magistrat ou de grand témoin dont la fonction était de pointer, à l’usage du spectateur, la moralité de l’histoire. Plus tard, des auteurs (René Allio) ont tenté de mettre en œuvre une distanciation (forcément brechtienne) qui laissait un petit espace d’intervention au spectateur. C’est ce type de représentation, avant la distanciation, qui a d’abord été contesté par les maoïstes au nom de la radicalisation d’une lutte des classes exacerbée (la « crise ouverte du capitalisme monopoliste d’État ») qui exigeait un cinéma de lutte directe. Dans leur logique, la fiction de gauche et le héros positif n’étaient que les vecteurs sournois de l’idéologie bourgeoise.
Ce premier débat s’est clos par la victoire par K.-O. technique de l’idéologie en question. Les maos se sont reconvertis dans l’institution (l’université souvent, ou la presse intégrée). La politique a été marginalisée, les idéologies ringardisées, on est entré dans le temps des battants et du pouvoir peu contesté de l’argent roi. Il était du dernier mauvais goût, au cœur des années 80, de parler de lutte des classes. Le cinéma politique, de moins en moins présent, jouait à l’occasion avec les turpitudes du pouvoir (affaires d’hommes, de femmes et de fric, qui n’impliquaient pas les structures sociales, voir ce qu’il est advenu aux États-Unis où la Maison-Blanche, bien avant les affaires en cours, est à l’écran moins un centre de décision qu’une maison de plaisirs). En France, le désaveu de l’idéologique s’est logiquement étendu à la sphère de l’accompagnement critique : l’approche du cinéma s’est massivement dépolitisée. Le débat critique, saignant depuis la guerre froide, s’est effacé derrière une approche impressionniste et consensuelle. En tou cas, les petites querelles qui font la joie de ce métier se sont cantonnées dans la promotion ou l’exécration d’auteurs, objets de controverses qui relevaient au mieux d’arguments esthétiques, au pire de réseaux de copinage. Les rares films qui maintenaient un point de vue documenté sur la société (ceux de Ken Loach) étaient jugés et rejetés à l’occasion sur d’autres critères (la non-existence du cinéma britannique). Dans cette période grise, le cinéma a changé. Sous l’effet de la surmultiplication de la télévision, qui a transformé à la fois le marché (le petit écran a supplanté le grand dans la production d’images digestives de grande consommation, Navarro et ses émules ont pris la place de Belmondo ou de Delon, ou des fictions pata-politiques des samedis soirs au cinéma) et la perception des images. Les nouvelles générations de spectateurs (et de critiques) se sont lavé l’œil au contact du direct ou du document. La vision de l’histoire a changé. En voir quotidiennement les acteurs réels dans la lumière de leur réel (actualités, magazines, documents d’archives) a modifié le rapport à la représentation, à la fiction, aux comédiens. Il y a trente-cinq ans, le spectateur acceptait qu’un acteur « soit » Hitler, Staline ou Churchill (encore que… Qui se souvient de La Chute de Berlin ?). Il acceptait que le même comédien soit un jour un magistrat de la Haute Cour, et deux semaines plus tard, dans un autre film, un notaire marron… Est-ce toujours possible, au moins dans un cinéma (politique) qui impliquerait l’histoire ? J’en doute.
La fiction politique, par tout ce qu’en implique la fabrication, reposait sur une connivence entre création et consommation. Le public de 1970 en acceptait la théâtralité comme les spectateurs de 1901 acceptaient les toiles peintes des Dreyfus. C’est en fait la question du coefficient de réel investi dans le film qui est posée - la question d’un retour à une approche bazinienne du cinéma. Depuis deux ans, on reparle d’une implication politique du cinéma, qu’on peut illustrer à partir de films de cinéastes britanniques (oui, ils existent), de jeunes cinéastes français (je ne dis pas du « jeune cinéma français », qui n’est pas politique par essence) ou d’autres cinéastes (Bertrand Tavernier franchissant le périphérique) dont on a vu qu’il étaient capables d’intervenir aussi en citoyens engagés, ou de cinéastes taïwanais, qui ont en commun un filmage en plans longs, sur le terrain plutôt qu’en studio, et un sens des rapports de force au sein d’une société donnée (on peut redire rapports de classe), qui posent en termes différents la question de la requalification (c’est aussi le contraire de la disqualification) du politique, par le biais d’un cinéma de terrain dont le discours partirait de la base (le réel) avant de (peut-être) coaguler dans l’utopie d’une idéologie réinventée. Jean-Pierre JEANCOLAS, 1999.
ORSON WELLES par JEAN COCTEAU
« (…) Le Macbeth d’Orson Welles est un film maudit, dans le sens noble du terme que nous employâmes pour éclairer la lanterne du festival de Biarritz.
Le Macbeth d’Orson Welles laisse les spectateurs sourds et aveugles et je crois bien que les personnes qui l’aiment (et dont je me vante d’être) se comptent. Welles a très vite tourné ce film après d’innombrables répétitions. C’est-à-dire qu’il voulait lui conserver son style de théâtre, cherchant à prouver que le cinématographe peut mettre sa loupe sur toutes les œuvres et mépriser le rythme qu’on s’imagine être celui du cinéma. (…)
Le Macbeth d’Orson Welles est d’une force sauvage et désinvolte. Coiffés de cornes et de couronnes de carton, vêtus de peaux de bêtes comme les premiers automobilistes, les héros du drame se meuvent dans les couloirs d’une sorte de métropolitain de rêve, dans des caves détruites où l’eau suinte, dans une mine de charbon abandonnée. Jamais une prise de vue n’est hasardeuse. L’appareil se trouve toujours placé d’où l’œil du destin suivrait ses victimes. Nous nous demandons parfois dans quel âge ce cauchemar se déroule et, lorsque nous rencontrons, pour la première fois, lady Macbeth, avant que l’appareil ne recule et ne la situe, nous voyons presque une dame en robe moderne couchée sur un divan de fourrure auprès de son téléphone.
Dans le rôle de Macbeth, Orson Welles nous offre un tragédien considérable, et si l’accent écossais, imité par des Américains, peut être insupportable aux oreilles anglaises, j’avoue qu’il ne me gênait pas et qu’il ne m’eut même pas gêné si j’eusse possédé parfaitement la langue anglaise, parce que l’on pourrait s’attendre à ce que des monstres bizarres s’exprimassent dans une langue monstrueuse où les mots de Shakespeare restent ses mots.
Bref, je suis mauvais juge et meilleur juge qu’un autre en ce sens que, sans la moindre gêne, je n’appartenais qu’à l’intrigue et que mon malaise venait d’elle au lieu de venir d’une faute d’accent.
Ce film, retiré par Welles de la compétition de Venise et projeté par « Objectif 49 », en 1949, à la salle de la Chimie, rencontre partout une résistance analogue. Il résume le personnage d’Orson Welles qui méprise les habitudes et ne connait le succès que par ses faiblesses auxquelles le public s’accroche comme à des planches de salut.
Parfois don audace est d’une telle veine, porte un tel signe de chance, que le public se laisse vaincre, comme, par exemple, dans la scène de Citizen Kane où Kane casse tout dans la chambre, dans celle du labyrinthe de miroirs de la Dame de Shanghai.
Il n’empêche qu’après le rythme syncopé de Citizen Kane, le public s’attendait à une longue suite de syncopes et que la beauté calme des Ambertson le déçut. Il était moins facile de suivre d’une âme attentive le chien et le loup des méandres qui nous conduisent de l’image insolite du petit garçon milliardaire, semblable à Louis XIV, à la crise de nerfs de sa tante. »
Jean Cocteau, « Orson Welles », repris dans André Bazin, « Orson Welles », Éd. du Cerf, 1972.
UN ART QUI EST AUSSI UNE INDUSTRIE
par Peter Schepelern - Courrier de l’Unesco - 1995
Écartelé dès ses débuts entre commerce et création, le cinéma a mis longtemps à être reconnu comme un art à part entière.
Le cinéma est un centenaire qui jouit d’une immense popularité, mais qui a suscité aussi bien des craintes, voire du mépris. C’est un public très mêlé de bourgeois et d’ouvriers qui s’extasiait, à la fin du siècle dernier, devant les premiers spectacles du cinématographe des frères Lumière à Paris et ceux du cinémographe d’Edison à New York. Mais, très vite, l’élite intellectuelle, confrontée à l’énorme engouement populaire pour les images animées, ne tarde pas à dénoncer cette forme de spectacle comme une manifestation vulgaire, voire néfaste, de la modernité.
« Le cinéma, écrivait par exemple Anatole France (1844-1924) incarne le pire idéal populaire. Ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin de la civilisation. » Et un autre prix Nobel, allemand cette fois, Thomas Mann (1875-1955) de renchérir : « Je pense que le cinéma n’a pas grand chose à voir avec l’art. » Quant au romancier français Georges Duhamel (1884-1966), il voyait dans le cinéma une « américanisation » funeste de l’esprit européen.
En 1961, l’historien américain Daniel Boorstin pouvait encore écrire que « même dans le meilleur des cas, le cinéma demeure un média simplificateur ». De nos jours, enfin, le grand cinéaste Krzysztof Kieslowski déclare : « Mon but est de capter ce qui se passe à l’intérieur, mais cela, c’est impossible de le filmer. La littérature peut le montrer, mais pas le cinéma, parce qu’il n’en a pas les moyens. Il n’est pas assez intelligent. » Jusqu’à quel point ces critiques sont-elles justifiées ?
Des Lumière à Hollywood. La première séance publique du cinématographe des frères Lumière eut lieu à Paris le 28 décembre 1895. On y projetait, notamment, un film très court où l’on voit un galopin faire une farce à un jardinier, éclaboussé par son propre jet d’eau avant de châtier le garnement comme il le mérite. L’immortel Arroseur arrosé exprimait ainsi, pour le première fois, ce qui allait faire la fortune du cinéma, son aptitude à raconter une histoire d’une manière à la fois très simple et convaincante.
Après avoir commencé par imiter le théâtre (ou la peinture), le cinéma ne tarda pas à élaborer un langage et une esthétique bien à lui. Dès 1915, le grand cinéaste américain D.W. Griffith faisait, avec Naissance d’une nation, la démonstration éblouissante des possibilités techniques et stylistiques du nouveau médium, tout en illustrant, par son interprétation raciste de la guerre de Sécession, les risques inhérents à cette forme d’art populaire.
Dans les années 20, le cinéma évolue pour ainsi dire à l’écart des grands courants de la vie artistique. Pendant que Marcel Proust et T.S. Eliot révolutionnaient la littérature, Picasso, Kandinsky et Marcel Duchamp la peinture, et que Stravinsky, Schoenberg ou Bartok inventaient la musique atonale, le cinéma se contentait en gros d’explorer les moyens de raconter une histoire, puisée généralement dans le fond très riche des romans du 19e siècle.
Cela ne veut pas dire que le cinéma d’avant-garde n’existait pas. Les dadaïstes et les surréalistes en France, les expressionnistes en Allemagne et les virtuoses russes du montage s’efforçaient, chacun à sa manière, de sortir des ornières du cinéma commercial. Un chien andalou de Luis Bunuel, Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene ou Le cuirassé Potemkine de Serguei Eisenstein figurent ainsi parmi les classiques universellement admirés du cinéma, mais à l’époque ils n’ont guère exercé d’influence sur le cinéma populaire.
Au même moment, en effet, Hollywood était en train de se transformer en une gigantesque usine à rêves qui n’allait pas tarder, malgré certaines tentatives de résistance, comme le réalisme poétique français des années 30 ou le néo-réalisme italien après la guerre, à imposer son emprise sur les écrans du monde entier. La période de 1930 à 1950 aura été l’âge d’or du cinéma romanesque hollywoodien, véritable système fondé sur le « vedettariat », les « genres » et les « studios ».
Le système en question. Plus que n’importe quel autre art, le cinéma a besoin d’être accepté (et financé) par le système économique. Tourner un film coûte incomparablement plus cher qu’écrire un livre, peindre un tableau ou composer une symphonie. C’est pourquoi le système a toujours exercé plus d’influence sir le cinéma que n’importe quel autre art. L’histoire du cinéma est marqué par la tension perpétuelle entre l’inertie des producteurs, qui recherchent avant tout la rentabilité, et l’impatience des créateurs soucieux de s’exprimer. Le film est don à la fois un art, perfectionné par des génies souvent trop désintéressés pour ne pas être broyés par le système, et une industrie au service des idées et valeurs dominantes.
La popularité et la magie du cinéma ont le plus souvent été utilisés comme moyen de distraction ou d’expression artistique, mais on les a aussi détournés pour manipuler ou tromper les foules. Dès 1922, Lénine proclamait que « le cinéma est le plus important des arts », et dans les années 30 il devient effectivement un instrument de propagande totalitaire au service de l’Allemagne nazie, de la Russie stalinienne, de l’Italie et de l’Espagne fascistes. Un des rares films de cette époque qui ait survécu en tant qu’oeuvre d’art, en dépit de son exaltation délirante d’Hitler et de son régime, est sans doute Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl. Hollywood, pour sa part, s’efforçait de contrer cette propagande en illustrant dans ses films les valeurs, le courage et la détermination des hommes dans les démocraties.
Nouvelles vagues, nouvelles dérives. La première véritable avancée « culturelle » du cinéma s’est sans doute produite après la Seconde guerre mondiale : une nouvelle génération de cinéastes étaient prêts à exprimer les sentiments de leurs contemporains, et l’on s’aperçut qu’ils y parvenaient plutôt mieux que les tenants des arts traditionnels. La quête douloureuse d’un nouvel humanisme dans un monde déchiré et incertain, voilà ce qu’exprimaient magnifiquement Le voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, La strada de Federico Fellini, Rashomon d’Akira Kurosawa, Les fraises sauvages d’Ingmar Bergman, Cendres et diamant d’Andrzej Wajda et la trilogie d’Apu de Satyajit Ray. Ce cinéma, très émouvant et original à la fois, n’en demeurait pas moins enraciné dans les conventions de la tradition littéraire.
Un nouveau tournant est pris dans les années 60, sans que le cinéma renonce pour autant à sa vocation populaire. Les films de la Nouvelle Vague en France, et notamment ceux du chaleureux François Truffaut, du cynique Claude Chabrol ou du révolutionnaire Jean-Luc Godard, tout comme L’avventura de Michelangelo Antonioni, Huit et demi de Federico Fellini, L’année dernière à Marienbabd d’Alain Resnais et Persona d’Ingmar Bergman, sont des œuvres d’art qui ont marqué l’avènement d’une sensibilité nouvelle. Mais contrairement aux films d’avant- garde des années 20, ils ont également bénéficié d’un large succès public, preuve que le cinéma est désormais accepté en tant qu’art à part entière.
Les chefs-d’œuvre du cinéma ont l’avantage, sur les autres formes d’art, de transcender les distinctions habituelles entre le goût de l’élite et le goût populaire. Pour s’en tenir à Hollywood, les comédies osées d’Ernst Lubitsch, les westerns de John Ford, les mélos de Max Ophüls ou les films d’angoisse d’Alfred Hitchcock ne proposent pas de message philosophique, mais du point de vue visuel, ce sont des récits magistralement mis en image. En donnant au cinéma ses lettres de noblesse, ces réalisateurs ont obligé les esthètes les plus exigeants à reconnaître que leur art pouvait atteindre des sommets qui n’ont plus rien à envier aux réalisations les plus prestigieuses de l’esprit humain.
LA PEAU MENSONGÈRE
Vincent Amiel - POSITIF - juillet-août 2002
Sensualité et distance ne cessent de parcourir le cinéma de Bergman, le faisant vibrer, tressauter tout à tour de désir et de retenue, toujours tendu entre l’élan et la soudaine suspension glacée. Il y a, chez le cinéaste, un mouvement incessant vers l’autre, et, comme si la surprise en était toujours aussi grande, un constat affligé de l’irréductible distance que maintient cette altérité.
D’abord sensibles, ces palpitations de la rencontre deviennent, au moment où le contact se révèle infructueux, insuffisant, les révélateurs d’une identité plus composite, faite encore d’émotion, mais que trame la conscience d’un détachement, d’une solitude, qui participe à l’affect autant qu’elle en est produite. Le mouvement général très pur, très simple, de Monika est déjà construit sur ce va-et-vient. Le premier plan de la jeune fille est le reflet de son image dans un miroir ; cette image renvoyée à ses propres yeux (et à ceux du spectateur), cette surface à regarder se propose elle-même de devenir surface à toucher. Monika fait caresser son visage à l’amoureux maladroit, après que des plans ont insisté sur leurs mains qui s’étreignent, sur leurs bras qui se cherchent. Bergman n’a de cesse, tout au long du film, jusqu’à la fin de l’été, de donner à voir, de faire sentir le bonheur de ces peaux qui mutuellement s’apprivoisent. Mais, dans ces scènes dont on a loué la sensibilité, et les harmonies naturelles qu’elles entretiennent avec les lumières et les eaux miroitantes, il faut voir aussi, je crois, le motif de la surface (de toute surface) comme rencontre illusoire. La peau s’offre à la caméra, comme la surface de l’eau, mais seuls les jeux de lumière y sont en définitive donnés. (On pense à d’autres éclats de sensualité, d’autres jeux de lumière et de grain sur la peau, dans Le Silence notamment). À maintes reprises les reflets sur l’eau irisent l’image, la renvoyant à son statut d’écran, et suggérant de toute surface l’identique réflection. Eau, peau, écran : de film en film, le cinéma de Bergman en manifeste l’appât, et les désillusions aiguës.
Non que la chair soit triste, bien au contraire : elle est toujours joyeuse et attirante, jusque dans les moments de souffrance. Mourante, dolente, elle vit encore : c’est la force de ce cinéma d’être toujours aiguillonné par le désir, ou par une sorte de tendresse qui n’en est pas si éloignée. Il n’y a donc pas de cette mallarméenne aigreur, ou de désenchantement vis-à-vis de la chair : il y a un étonnement toujours renouvelé devant l’insuffisance de la communion qu’elle permet, et l’insuffisance surtout de l’identité qu’elle révèle. Le désir de l’Autre, désir insatisfait, renvoie en dernier lieu à l’incapacité d’assumer sa propre condition.
C’est bien l’une des figures majeures de Persona, où se croisent les demandes de tendresse, les élans et les impossibilités définitives - d’être soi et d’être l’autre. Et où ces affects tourmentés rencontrent précisément la question de l’image, de ce corps et ce visage donnés en pâture comme promesse de soi. Ils sont effectivement le signe d’une identité et l’horizon d’un échange ; ils portent dans leur principe cette contradiction qui est au cœur du cinéma bergmanien : cela même qui sollicite et active le mouvement vers l’autre en est la limite, la propre retenue. L’enfant qui tend la main, au début, vers l’immense photo de sa mère a, tout compte fait, le même geste que celui de l’amoureux de Monika - et de tant d’autres personnages vivant l’espoir, dans le moment, d’une rencontre possible. Aller vers, entrer en contact, ne faire plus qu’un. La très fameuse fusion des visages de femmes, plus tard dans le film, va dans le même sens. Et c’est un accomplissement, ou le moment rêvé d’un accomplissement, ce mouvement qui fond l’une à l’autre les deux figures. Or, évidemment, elles ne sont que des images, et ce que l’effet cinématographique réalise ne fait qu’en souligner le statut. Tentative de fusion, tentative de contact physique : à ces deux mouvements ne répondent que des effets de représentation ; comme si l’écran seul, la surface, pouvait être une réponse, comme la peau une autre, aussi mensongère.
Donner de la chair à l’image recouvre, chez Bergman, l’obsession de donner aux corps plus que la peau qu’ils offrent. Derrière la photo de Persona, y a-t-il autre chose qu’un dispositif, comme on envoie sur la scène d’En présence d’un clown, où des acteurs plaquent leurs voix sur les plans d’un film muet ? Y a-t-il jamais autre chose que cela ? Photos de visage, visages caressés, imperméabilité des surfaces.
Le cinéma de Bergman nous touche parce qu’il se pose les mêmes questions que nous ; parce que, mode d’investigation autant qu’objet d’expérience, il réitère dans son effectuation même, dans le moment où il advient (c’est-à-dire lorsque le film est projeté) la difficulté qui est la nôtre d’appréhender et de retenir. Appréhender comme différent et retenir comme suffisamment proche. Difficulté qui ne donne lieu ni à un constat amer ni à une fermeture définitive ; c’est un processus d’apprentissage qui est toujours à reprendre. Les personnages du cinéaste cherchent en l’autre sans répit assez d’eux-mêmes pour passer derrière l’image, forcer la distance essentielle que le regard impose. Dans Cris et Chuchotements, dans Sonate d’automne, dans Face à face, il y a toujours un moment où l’illusion fonctionne, où, dans un montage inhabituel, se mêlent ou croient se mêler, à l’instar des héroïnes de Persona, les figures des unes et des autres, en quête de reconnaissance. Or c’est l’Autre auquel en définitive ils et elles se heurtent. Et cette altérité qui les repousse, nous en faisons, nous spectateurs, aussi l’expérience. Non pas dans la diégèse, par une sorte d’identification aux personnages, mais comme spectateurs, en tant que tels, face à l’image. C’est en cela que le geste de l’enfant vers sa mère - la photo de sa mère - est formidablement émouvant : c’est celui des personnages pétris de désir et de tendresse, et c’est le nôtre en même temps devant le film. C’est celui de qui découvre, expérimente et cherche à sceller encore pour quelques secondes l’altérité qui lui permet pourtant d’exister.
LETTRE OUVERTE À UN JEUNE CRITIQUE
M. Godard avait vingt ans. S’il rêvait de mise en scène, il n’était pas encore cinéaste et, comme tant d’autres, fréquentant plus le Ciné-Club du Quartier Latin que la Sorbonne, il faisait ses premières armes dans la critique. Chabrol, Rivette, Rhomer ne l’avaient-ils pas précédé dans cette voie où il était facile disait-on de troquer très vite son stylo contre une caméra?
Les légendes ont la vie dure et, en près de quinze ans, des dizaines et des dizaines d’échecs n’ont pas eu raison de celle-là. Aujourd’hui encore, même si vous ne l’avouez pas, vous êtes convaincu que les articles que vous écrivez vous conduiront tôt ou tard dans le bureau d’un Producteur, lequel, manifestement, vous attend.
« Le métier de réalisateur, a dit Chabrol, s’apprend en trois jours! » et vous avez pris cette boutade pour argent comptant. Convaincu que celui de critique ne demande pas plus de temps, vous vous êtes jeté sur votre machine à écrire avec, pour Bible, les écrits de ces journalistes-réalisateurs, ne retenant que l’hermétisme des uns et l’impertinence des autres, c’est-à-dire - mais vous ne paraissez pas en avoir une exacte conscience - leur seul aspect extérieur et brillant.
Je regrette que vous n’ayez pas eu la curiosité de vous pencher sur les articles que Godard écrivait alors ou, les ayant lus, que vous ne vous soyez pas inspiré de sa modestie, du respect - ces mots, je le sais, vont vous faire sourire - qu’il témoignait à des films comme : Le temps des œufs durs, L’eau vive ou Amère victoire, très éloignés, convenez-en, comme éthique et comme esthétique, de Pierrot-le-fou. Il ne jugeait pas nécessaire, pour se faire plus vite remarquer, de traîner ses futurs confrères dans la boue, ni d’essayer de se pousser en avant coûte que coûte, et quand il n’aimait pas un film, il expliquait tout simplement, tout bêtement pourquoi, sans cette férocité hautaine dont vous jugez bon d’user maintenant, à propos de tout et de rien.
Certes, la désinvolture et l’insolence vont bien à la jeunesse, mais chez vous, la désinvolture devient cynisme, l’insolence agressivité, à croire que vous ne connaissez pas le sens exact des mots.
Pendant des années, même s’il fut de bon ton, par la suite, de parler de lui avec une dédaigneuse ironie, la réussite de Michel Cournot vous a fait rêver. Après avoir, deux ou trois ans durant, tenu régulièrement la chronique de cinéma d’un grand hebdomadaire, Cournot a fait un film, et pas n’importe lequel. Dès lors, vous avez recherché tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une chronique signée de lui et vous avez essayé de copier la recette, persuadé qu’il y en avait une. Avec aussi peu de discernement qu’un papillon de nuit se jetant sur une lanterne, vous vous êtes inspiré de ses textes. De la forme, bien sûr car, pour ce qui était de ses choix, vous faisiez la fine bouche.
Imprudent que vous êtes! Quand Truffaut égratignait Claude Autant-Lara à l’époque où le réalisateur de Douce et du Diable au corps était célèbre, honoré, reconnu presque monument historique, il avait quelque mérite car il allait à contre-courant de l’opinion. Quand Cournot, plusieurs semaines durant, s’en est pris à Orson Welles et à Falsaff, en justifiant chaque fois ses attaques, il savait quels risques il courait, jusqu’où il pouvait aller trop loin. Pourtant, les tempêtes de protestations qu’il souleva, les ricanements de ceux à qui on ne la fait pas, sont encore dans toutes les mémoires.
À Truffaut et à Cournot, en des périodes où il leur semblait que le cinéma flottait entre des écueils de plus en plus dangereux, rien ne paraissait plus évident, plus justifié, que de jeter des pavés dans la mare du conformisme et de la stagnation béate. Or, aujourd’hui, la situation du cinéma français n’est pas plus brillante et j’attends vainement de vous ou de l’un de vos impatients confrères une critique contre l’une de ces gloires établies, confortables et pour la plupart surfaites devant lesquelles, de nos jours, il est de bon ton de crier au génie. Des noms? Ce n’est pas la peine : ils sont au fronton de toutes vos revues, presque en lettres d’or. Vous, vous avez un ou deux boucs émissaires, que vous accablez régulièrement de votre mépris, après quoi vous posez la plume, satisfait, la conscience en paix.
Jamais jeune critique ne fut plus conventionnelle, plus ronronnante et, mis pourtant en condition, ô combien, le public commence à se lasser. Se lasser est du reste faible : il suffit de lire les lettres des lecteurs parvenant aux revues pour s’en convaincre. En fait, telle que vous la pratiquez, la critique prend de plus en plus valeur d’anecdote, perd toute efficacité. Quel est celui d’entre vous dont on pourrait aujourd’hui dire que ses articles remplissent ou vident les salles? À l’inverse de Cournot qui seul le pouvait, il n’en est pas un qui influence à ce point les spectateurs. Et puis, autre snobisme, voilà que vous employez depuis quelque temps une langue presque inconnue, que seuls les initiés comprennent et je n’en suis du reste pas certain. Bientôt, il faudra des spécialistes pour traduire en langage clair des textes dans le genre de celui-ci, assez proche du vôtre :
« La postulation générale vers la négativité n’étant ici que le produit d’une expérimentation particulière : celle des techniques filmiques de négativité. (Remarquons que la négativité en question n’est pas le refus global de la positivité de la dimension filmique même, en tant que dimension « culturelle » annexée par l’idéologie dominante, elle n’est que la restitution progressive au néant d’un champ intellectif). Ces techniques sont les suivantes : refus d’un syntagme continu, d’un montage intellectif, itérations, utilisation de la durée et de l’immobilité comme facteur d’effacement, tautologie de l’image et de la parole… »
Je n’invente rien. Je vous jure que ce texte est paru !
Et puis, il y a autre chose : le critique de cinéma est rarement un individu isolé. Comme les manchots vont par bandes, les jeunes critiques vont par clans Il y en a quatre ou cinq en France, qui se détestent quand ils ne se haïssent pas et qui adoptent automatiquement les enthousiasmes et les inimitiés, quand il ne s’agit pas des haines, du clan. C’est pour cela que je redoute de vous voir perdre, en peu de temps, toute originalité, au profit de l’un de ces clans, même si vous ne l’avez pas encore choisi. Du reste, peut-on parler de choix? La sympathie ou l’aversion que vous éprouvez pour Garrel, pour Melville ou pour Tati vous conduira automatiquement vers tel ou tel de ces groupes où, cependant, ce qui vous reste d’indépendance ne tardera pas à se trouver mal à l’aise. Nouveau prêtre d’une religion aux règles strictes, aucun manquement, aucune tentative de liberté ne vous sera toléré. Du reste, le temps n’est plus très éloigné où, à force de vous dépersonnaliser, votre rôle ne servira plus à rien. Une machine électronique fera tout aussi bien l’affaire. Il suffira par exemple d’y introduire une fiche portant le titre de la revue et le nom du metteur en scène - peu importe le titre du film qu’il aura réalisé - pour voir aussitôt apparaître de l’autre côté ce même nom accompagné de cinq fois cinq points noirs ou cinq fois cinq étoiles, suivant les tendances de telle ou telle revue, c’est-à-dire de telle ou telle chapelle. Peut-être même, pourquoi pas, l’article sortira de la machine tout composé, un peu comme les horoscopes électroniques que l’on trouve sur les Champs-Élysées. Un article tout à fait dans le ton qui convient, avec les sarcasmes ou les compliments habituels, suivant les cas.
Pour bien parler du cinéma, il faut à la fois de l’amour, de l’humour et de l’humilité. Quand vous aurez acquis ces trois qualités là, peut-être deviendrez-vous un vrai critique, comme l’était par exemple André Bazin. Mais le cinéma n’étant hélas ! aujourd’hui que ce qu’il est, retrouverons-nous jamais un André Bazin?
Maurice Perisset, À bas le cinéma, Vive le cinéma !, éditions PAC, Coll. Têtes D’affiche, 1974.
VENEZ DONC PRENDRE LE CAFÉ AVEC NOUS
Cinq cent films environ en l’espace de vingt ans, ce qui fait une moyenne de cinquante pellicules par an. Comment après cela voulez-vous dire que le Ciné-rock ne se porte pas bien ? Cinq cents films donc, ça laisse rêveur, et porte à croire que peu de musiciens de rock ont échappé aux sunlights.
Le Ciné-rock, on en parle peu, en dehors des revues spécialisées. Inutile de se leurrer, on s’efforce aussi de tuer l’imagination. Parfois, on se surprend à dire à vois haute qu’il existe très peu de films qui vous font vibrer. De même que l’argent va aux riches et le pouvoir aux ambitieux, le cinéma reste à ceux qui le font. Les désirs sont une chose et le cinéma une autre. Lorsqu’ils coïncident, c’est l’extase, mais dans le cas contraire, c’est l’agonie. Plus peut-être que par son cadre, le Ciné-rock se définit par ses manques, ses limites. Sans doute les images ne sauraient-elle rendre compte fidèlement de la musique - art impalpable par excellence. Mais reconnaissez que, depuis quelques années, vous éprouvez le sentiment assez pénible de vous faire rouler. Combien de fois n’avons nous pas été bernés par une affiche alléchante et que nous offre-t-on ?
Rien de plus facile, croit-on, que de filmer des musiciens en concert. Il suffit de prendre pas mal de caméras et de magnétophones, d’insérer quelques plans du public en situation, et vogue la galère ! Mais la réalité n’est pas si simple. Le cinéma a son langage, la musique aussi, et ils ne vont pas, forcément, de pair. Ah ! si de nombreux cinéastes avaient écouté ce conseil de Goethe : « Si vous peignez un chien qui ressemble à un chien, vous aurez deux chiens, mais pas une œuvre d’art », on n’en serait pas à pousser des jérémiades. La vérité de la musique en images réside, peut-être, dans la trahison - des images immaculées ne servant qu’à retaper une musique défaillante.
Le Ciné-rock a, lui aussi, ses gardiens du temple, véritables cerbères pour qui la musique se réduit à une marchandise vendable, anonyme. Ils sont légion, les cinéastes qui ne s’intéressent pas véritablement aux musiciens qu’ils ont charge de filmer. Il y manque singulièrement du désir, de la dépense, puisque, dans ces scopitones géants, tout le monde s’en moque, cinéastes mais aussi musiciens. Seuls s’imposent à nous la platitude de la mise en scène, le calcul de sa pénurie. A-t-on tenté de saisir, dans ce genre de pellicule, ce qui se passait réellement sur scène, entre les musiciens par exemple ? Il semble tellement manifeste que nombre de ces tacherons de la caméra n’aiment pas le rock, et pallient ce manque par des figures de style ! Par exemple, l’abus du zoom, l’emploi souvent injustifié du gros plan, la surabondance inconsidérée de plans de foule, les mouvements de caméra dans tous les sens, la profusion de flous artistiques… Quelqu’un aurait dû prévenir ces cinéastes qu’un concert filmé est aussi difficile à tourner qu’un film d’Antonioni ou de Kubrick, et que cela s’apprend, se cultive. Plus, peut-être - dans la mesure où la mise en scène d’un concert laisse moins de liberté au réalisateur que celle d’un film de fiction.
Ces films de scopitone sont des faux, puisque, au lieu de comprendre, de traduire ce que font les musiciens, les réalisateurs nous proposent leurs démangeaisons de créateurs frustrés.
Si on devait juger le rock aux films qu’il a suscités, on aurait fort à se plaindre du cinéma. Tant et si bien qu’au débuts des années 70, on en arrivait à baisser les bras, à renâcler devant la médiocrité, à refuser de se laisser ankyloser. Le disque était rayé. De moins en moins, nous voulions en graver d’autres.
Bien sûr, depuis la naissance du Ciné-rock en 1955, on s’était vite réfugié auprès des maîtres de cérémonie qui avaient la classe, Richard Lester, Bert Stern, Murray Lerner, D. A. Pennebaker, mais nous étions si tassés que nous manquions sérieusement d’air. Et voilà qu’au début des années 70, d’autres cinéastes sont venus suppléer ce manque : Martin Scorsese, Amos Poe, Ken Russell ; ou en sont arrivés à inclure le rock dans la trame de leurs films, dessinant les contours d’une culture rock : George Lucas, Nicholas Roeg, etc.
On commence alors à penser que les films musicaux ne sont pas le fruit du hasard, ou la mise en application d’un vulgaire contrat entre un cinéaste et des musiciens, mais souvent être appréhendés comme des expériences qui méritaient d’être tentées.
On désespéraient de voir des films s’élaborer, sans qu’y soient incluses la passion des uns - les musiciens - et celle des autres - les metteurs en scène, si intimement confrontées que nul ne se permette de vibrer à sens unique. Des cinéastes , comme Pennebaker ou Scorsese, se laissent guider par l’instinct qui leur dicte quoi faire et comment le faire, cherchant des rapports d’équivalence, des correspondances. À vrai dire, ils filment comme un musicien fait ses solis. Si Pennebaker sait si merveilleusement faire la liaison entre la musique et les images, c’est qu’il comprend qu’il doit s’effacer pour mieux se dissoudre dans l’objet de sa passion. C’est un regard qui n’a pas honte, qui ne se cache pas dans les brumes d’une pseudo-technique. La principale force d’un Pennebaker, d’un Scorsese, d’un Murray Lerner est, donc, de se tenir au plus près de la musique, de conserver une humilité dans le regard, une justesse d’observation, une simplicité technique qui finissent par confondre et troubler.
On n’a nul besoin d’insister sur le fait que des films comme Monterey Pop ou Don’t Look Back sont plus que des documents sonores : déjà des films avec une histoire. Si leurs auteurs font figure de génies du Ciné-rock, cela vient de ce qu’ils n’ont pas cherché à représenter la musique selon des normes « figuratives », mais à la traduire. Le succès mérité d’un film comme The Last Waltz permettra enfin que des musiciens soient sauvagement, amoureusement filmés par des cinéastes de talent… Jonathan Farren, Ciné-Rock, Albin Michel, 1979.
INUTILE COMME MOZART
par Krzysztof Zanussi, réalisateur et scénariste polonais. CAHIERS DE L’UNESCO - juillet/août 1995
Pas d’art qui tienne sans poser les questions essentielles. Le cinéma les pose- t-il encore ?
Aucune des disciplines artistiques traditionnelles auxquelles président les neuf antiques muses ne doit sa naissance à un instrument ou une découverte. Voilà pourquoi un doute plane sur le cinéma depuis sa naissance : s’agit-il réellement d’un art ? Ce doute ne vient pas seulement de son rapport suspect avec une machine. Il s’étend aussi à ses origines sociales et artistiques.
Le cinéma, dès le départ, a enregistré des faits objectifs (voir les premiers films des frères Lumière : Sortie d’usine et L’Arrivée d’un train à La Ciotat), mais il a aussi inventé, à l’intention du public, une action, comme dans Le jardinier et le petit espiègle (L’arroseur arrosé). Cette seconde démarche était, sur un plan esthétique, plus avancée ou, comme on dit couramment, plus créatrice.
Ce qui a joué un rôle prépondérant dans l’histoire du cinéma - son destin le prouve - c’est la fiction, un procédé dont on rattache les débuts à la littérature et qui a trouvé son expression visuelle au théâtre. Mais comme le cinéma, pendant les trente premières années de son existence, est resté muet (une petite enfance plutôt longue !), il faut plutôt le rapprocher de la pantomime qui, comme le film, était souvent accompagné de musique. Si l’on considère son arbre généalogique, le cinéma apparaît donc comme de la littérature sans paroles, ou comme une forme de théâtre, mais fort éloignée de la littérature : soutenue par de la musique et assortie de sous-titres. Difficile, avec une telle extraction, d’avoir sa place au Parnasse...
DES RACINES POPULAIRES. L’origine sociale du cinéma se présente encore plus mal. Il est issu de la foire. Par sa naissance, il est populaire : ses racines se sont développées dans le peuple à une époque où les autres muses fréquentaient les salons. On ne peut même pas le comparer aux autres expressions de l’art populaire, au folklore - cette mémoire des temps anciens. Le cinéma est né à la fin d’un siècle qui a donné à l’art ses plus belles lettres de noblesse et s’en est fait un titre de gloire.
Jamais on n’a autant estimé les artistes qu’au 19e siècle, jamais on ne s’est tant enorgueilli d’un art qui, aux yeux des élites européennes de ce temps-là, témoignait des progrès de l’humanité et de l’évolution de l’homme sous la forme la plus haute. Mais pour ces élites, c’est l’opéra qui faisait la synthèse de toutes les formes de l’art contemporain. Ses palais étaient les sanctuaires de la fin du siècle. La naissance du cinéma n’a pu que leur paraître une chose insignifiante.
EN PERTE DE VITESSE. En réalité, cette naissance a marqué un tournant capital dans la culture de notre siècle. L’ère de Gutenberg prenait fin. Nous avons abordé une nouvelle étape de la culture, en quittant la culture du mot pour celle de l’image et du son. Ce tournant est désormais un fait établi. Nous vivons aujourd’hui inondés de signes audiovisuels. Or, le responsable de ce bouleversement, le cinéma, cent ans après sa naissance, donne l’impression d’être une discipline sur son déclin.
Il est facile de dire que les films, en quittant les salles pour se répandent sur les écrans de télévision et de magnétoscope, font gagner du terrain au cinéma. Ce n’est qu’une demi-vérité. Car si l’on voit bien l’expansion de la production audiovisuelle, on ne voit pas assez le déclin de son potentiel artistique, sa régression artistique, l’indigence de l’offre spirituelle, sans parler de la nullité grandissante des idées exprimées. Il suffit de comparer le cinéma d’aujourd’hui avec le cinéma d’il y a vingt ans, quand, d’une année sur l’autre, des auteurs - de Jean-Luc Godard à AndreÏ Tarkovski, de Federico Fellini à Ingmar Bergman -, ouvraient de nouvelles perspectives esthétiques, morales et intellectuelles en participant à une extraordinaire accélération de l’art, comparable à l’explosion de la Renaissance à Florence ou à celle de la peinture à l’huile chez les Flamands.
Le terrain que perd aujourd’hui le cinéma est celui-là même où toutes les autres formes d’art essuient des défaites. Les hommes, en cette fin de siècle, n’attendent plus de l’art ce qui fut sa tâche pendant des siècles. Ils ne lui demandent plus de décrire le monde avec une échelle de valeurs clairement définie. Ils n’attendent plus de réponse parce qu’ils ne se posent plus ces questions que l’on croyait inhérentes à l’humanité, sur le sens de l’existence, le sens de la souffrance ou celui de la mort. Sur ce qu’est l’amour et en quoi consiste le bonheur. Sans ces questions, l’art peut-il survivre ? Je suis persuadé que non. Et sans elles, l’humanité peut-elle survivre ?
UNE RÉFLEXION SUR LA VIE. L’art a toujours été un divertissement, un acte inutile, désintéressé. Au siècle dernier, on disait en montrant un bel objet : « Il ne sert à rien, comme Mozart. » Je ne reproche pas à l’art d’être un divertissement, parce que c’est dans le divertissement, dans les actes désintéressés, improductifs, de l’art que s’exprime la réflexion sur la vie, sur le bonheur et sur la mort. Dans le passé, cette réflexion se retrouvait aussi bien dans la culture populaire que dans les salons. Ce qui différait, c’était le langage, pas le message. La culture de l’homme simple pose également les questions essentielles. La personne qui regarde aujourd’hui un téléfilm stupide, ou un épisode Dynasty à la télévision, n’est pas moins instruite que les spectateurs d’il y a trente ans, qui faisaient la queue pour voir un film de Fellini ou de Bergman. Alors que s’est-il passé ?
Je rattache le déclin du cinéma au changement du rôle de la culture. Le langage des images mobiles a encore des ressources, mais les questions que l’on pourrait discuter dans ce langage ont disparu. Le centenaire du cinéma est donc lié à son enterrement.
Et pourtant, peut-être que nous enterrons trop tôt le défunt, peut-être que son cœur bat encore ? Peut-être enterrons-nous trop tôt cette Europe qui a connu tant de déclins dont elle s’est toujours relevée pour redevenir le moteur de l’évolution de l’humanité ? Peut-être que dans le monde des technologies nouvelles ressusciteront les éternelles questions et qu’il se trouvera un endroit où je pourrai tourner une nouvelle Illumination ou un nouvel Impératif ? Que ce soit pour un écran de télévision, une cassette vidéo ou un casque de réalité virtuelle, peu importe, comme il importe peu que ce soit moi qui interroge, ou un confrère plus jeune que moi de plusieurs générations.
La seule chose qui compte, à mes yeux, c’est de savoir si l’on offrira ces questions éternelles, ou seulement cette « bouillie médiatique » qui anesthésie notre imagination.
ICI ET MAINTENANT
Jean Leymarie - POSITIF n°461-462 - juillet-août 1998
« Nous, on veut de l’atroce ! » Le responsable du ciné-club d’un pensionnat, établissant avec les élèves le programme d’une séance, avait un jour recueilli cette réaction unanime.
Il ne se trouve pas, à notre connaissance, de pensionnats de critiques. Mais, si un tel établissement existait, leur cri du cœur serait sans doute d’un autre genre : eux, ils ne veulent pas de « social ». Pour eux, un film à l’arrière-plan déterminé, avec des apparences de « vrais » gens, de « vraie » société, ne peut faire qu’un mauvais film. Ce préjugé persistant ne laisse pas de nous surprendre, car il n’a pas, comme l’autre, l’excuse de la spontanéité enfantine.
Le dogme a la peau dure : il y aurait d’une part la belle ouvrage, le cinéma qui s’interroge à chaque instant sur lui-même, l’art réflexif, et, d’autre part, les films méchamment compromis avec la réalité, sous-documentaires, basses œuvres utilitaires. Si les nouveaux champions de l’art pour l’art sont parfois mus par une haute idée du cinéma, ils brocardent à bon compte des films importants, dont le tort, rédhibitoire, est d’explorer une part de la réalité sociale. C’est injuste : des films très différents les uns des autres, mais aux qualités respectives indéniables, subissent de la part de certains critiques, et de nombreux spectateurs, le même dédain rageur.
Trois films, trois impasses ? Petits Frères de Jacques Doillon, Ça commence aujourd’hui de Tavernier, et Baril de poudre du Franco-Serbe Goran Paskaljevic ont eu tous trois des détracteurs virulents. Étonnamment, c’est un même reproche fondamental qui leur est adressé : ils entretiendraient avec la réalité un rapport trop direct pour être vraiment honnête ; évoquant le fonctionnement d’une société, ils deviendraient suspects aux yeux du cinéma. « Terrain glissant que le réel, semblent nous avertir certains critiques. Ne vous y aventurez pas, ou alors faites du reportage ! » La fiction socialement ancrée a toujours mauvaise presse. Voilà trois films, en effet, dont les sujets constituent une bonne part de nos journaux télévisés. Pourtant, ils contredisent manifestement les fascinantes images d’Épinal déversées à vingt heures. Si tous trois sont à cheval sur un pan de la réalité, ils entretiennent avec elle un rapport problématique et décalé. Or certains spectateurs professionnels n’ont pas de mots assez durs pour fustiger cette démarche. Untel qualifie Baril de poudre de « monstre exsudant la haine et la laideur la plus fétide » ; un autre - ou le même, quelles importance ? - voit dans le film de Tavernier une résurgence archaïque, un militantisme déplacé. Un troisième, son frère sans doute, nous explique le plus sérieusement du monde que Doillon se moque de nous en présentant de la banlieue un visage non conforme à la réalité violente. Mais quelle réalité ? Les clichés prêts à consommer ? Non, Petits frères, Ça commence aujourd’hui et Baril de poudre ne méritent pas les mêmes qualificatifs réducteurs. Ces films ont peu à voir entre eux, mais ils ont encore moins à voir avec la définition approximative - brocardeurs de cinéma, détourneurs de réalité - dont on les a parfois affublés.
Il faudrait, au contraire, se réjouir de ce printemps cinématographique où au moins trois films établissent si justement le lien entre la rue et l’écran. De quoi sont-ils faits, d’ailleurs ? Tavernier filme à hauteur d’enfant la réalité la plus triviale, la plus quotidienne d’une école maternelle du Nord de la France ; mais pas un seul instant il ne lui vient à l’idée qu’il faudrait, en vertu d’un vérisme superficiel, réaliser un film « sale ». Il choisit donc le CinémaScope qui donne à l’image une ampleur inégalable ; il décide également que son film sera porté par un héros, au sens le plus hollywoodien, le plus simpliste peut- être, du terme ; qu’à cela ne tienne, l’instituteur sera le héros. Enfin, il prend, au même titre que l’indignation qui le soulève, le parti d’un incroyable lyrisme : poèmes murmurés en voix off sur des champs au soleil levant. Il fallait oser, oser rappeler qu’une réalité misérable n’appelait pas un film misérable, ni misérabiliste. L’exigence de progrès, l’effort pour comprendre une réalité infiniment complexe ne sont pas incompatibles avec les recettes éprouvées du cinéma épique. Jacques Doillon, lui, n’a pas tourné un film militant, au sens où Tavernier l’entendrait. Il est allé en banlieue parisienne, à Pantin ; il n’est pas allé faire un film « sur » la banlieue. Ce qui l’intéresse, une fois encore, est d’inscrire ses pas dans ceux de quelques enfants, les « petits frères » de ceux qui organisent des combats de pitbulls, mais les « petits frères » aussi des enfants qui traversent ses autres films, « petits criminels » ou « jeunes Werther ». Doillon, donc, s’attache à un âge, à un temps de la vie, plutôt qu’à une réserve de sauvageons. Son regard n’est pas pour autant abstrait ; Petits Frères n’ignore pas le contexte très dangereux où grandissent ses personnages ; eux-mêmes ne sont pas des anges et le film débute sur un vol et sur un mensonge. Mais Doillon les laisse respirer, exister à la fois socialement, dans la cité mais d’abord au sein de leur groupe, et psychologiquement. Un même mouvement lui fait refuser et la complaisance esthétique et la complaisance sociologique : son film n’est ni La Haine ni Ma 6-T va cracker, et la vie ne se résume pas à des affrontements entre jeunes et policiers. Il y a place chez ces personnages, entre deux erreurs ou deux espoirs, pour des scènes de grâce absolue, telles que le mariage symbolique auquel participent les enfants, auprès d’un arbre, sous le soleil d’été.
Baril de poudre de Paskaljevic, est un film extra-ordinaire. Entendons-le au sens propre : il ne ressemble à rien, et vient de surcroît télescoper - coïncidence de sa sortie en France - le conflit réel de ces dernières semaines, en Yougoslavie. Le réalisateur filme ses compatriotes tels qu’il en voit la quintessence : pour dire vite, des mâles brutaux et violeurs. Leur dangerosité est à peine compensée par des personnages plus jeunes, que la société devenue absurde rend fous. C’est un film où on s’insulte, où on se traite de « musulmans », de « Macédoniens », où de loin en loin le grésillement d’une radio informe des réactions internationales face à la situation en République fédérale de Yougoslavie. Baril de poudre ne pouvait pas sortir à un moment plus opportun : dans le contexte inévitablement figé d’une guerre en cours - ennemis contre alliés -, voilà un film qui prête à la démence des traits humains, concrets. Si son propos peut sembler insistant, trop lourd en fait, pour rester efficace de bout en bout, la violence absurde de certains huit clos admirablement filmés (un autobus pris en otage, deux amis qui s’entretuent sur un ring) laisse sans voix. Enfin, il nous semble que Baril de poudre n’est jamais uniquement un film de circonstance : sa force est d’évoquer une réalité contemporaine ; elle est aussi d’en tirer une œuvre qui sème le doute - jusqu’où la folie du film est-elle aussi la folie du monde ?
Comment ignorer de tels films, comment ne pas parler de ce qu’ils sont, de ce qu’ils montrent ? Valéry disait : « On ne s’enivre pas avec des étiquettes de bouteilles » ; malheureusement, les « étiquettes » sont aujourd’hui pour certains spectateurs la seule définition recevable. Un film a vite fait d’être catalogué, et son apparence suffit parfois à susciter d’implacables verdicts. Il semblerait par exemple que l’étiquette « film social », trop hâtivement collée sur une bouteille encore fraîche, provoque à elle seule la nausée de certains critiques. On peut s’en étonner, tant les trois films évoqués revendiquent de front un intérêt pour la société qui les entoure et une volonté d’en faire du cinéma : films « à propos » du réel, mais certainement pas films réalistes. Trois œuvres, en tout cas, qui méritent qu’on s’interroge sur leur manière à chaque fois différente de s’approprier le réel. Il est normal d’avoir des préférences, et ni Tavernier, ni Doillon, ni Paskaljevic ne sont des génies incontestables. Mais, poussé à un certain degré, le refus de voir le monde à travers le cinéma s’apparente à un refus de priorité. À en croire les gens de radio, « le monde appartient à ceux qui l’écoutent ». Au cinéma - c’est justice -, il appartient à ceux qui savent aussi le regarder.
DEMAIN, PEUT-ÊTRE
Olivier CURCHOD - POSITIF n °459 -
Jamais peut-être on n’aura tant parlé dans les milieux autorisés de l’ « éducation à l’image ». Colloques, commissions, rencontres, petites phrases et grands débats se multiplient ici et là, depuis des mois, pour tenter de définir quelle place reviendra à « toutes les images » dans l’école de demain. Faut-il voir dans une telle agitation de mots et de concepts, de bilans et de projets, le signe avant-coureur d’une volonté politique réelle d’imaginer et de construire ce que pourrait être cette éducation du spectateur que nous appelions ici de nos vœux, ou bien une course de vitesse où chaque bataillon délimite, en ordre dispersé, ses positions ? Car la cacophonie ambiante renvoie les échos des divergences sur les contenus et les enjeux. L’expression même d’ « éducation à l’image » autorise toutes les confusions : de quelle(s) image(s) s’agit-il, et pourquoi sont-elles ainsi privées de son ? Parle-t-on d’image de cinéma, de télévision, de « multimédia » ? Et cette « image » est-elle un mode de communication, un « langage », ou bien une expression artistique ? Dans ce débat, la part dévolue au cinéma paraît plus que jamais aléatoire quand ce dernier peut offrir, par son histoire, sa culture, sa vitalité et son étonnante variété, un puissant moyen de formation. L’école y trouverait une occasion simple mais efficace de concilier ce que d’aucuns croient inconciliable - champ culturel et ouvert sur le monde, sensibilité et réflexion, tradition et modernité. Quant à notre cinéma, dont les experts et les politiques culturelles recherchent, de ministère en ministère, de fonds de soutien en fonds de soutien, la clé qui lui permette de résister à une pression extérieure redoutable, ne serait-il pas temps de se convaincre qu’il n’y a pas de cinéma sans public, et pas de cinéma de qualité sans spectateur averti ? Notre époque dut inventer un jour le « devoir de mémoire » afin de prémunir les générations futures des horreurs du passé ; pourquoi ne pas imaginer un « devoir de culture » sans lequel règneront et règnent déjà les lois abrutissantes de la consommation et du marché ?
Or, dans l’actualité de ces derniers mois, quels signes d’espoir dans ce dossier ? Les désormais fameuses opérations de « sensibilisation », pilotées par le CNC et l’Éducation nationale (« École et cinéma », « Collège au cinéma », « Lycéens au cinéma »), ont atteint leur rythme de croisière, menant une action de qualité. Mais la formule, fondée sur le partenariat et le volontariat (des établissements et des professeurs), trouve aussi sa limite : pour quelques centaines de milliers d’élèves - ce n’est pas rien - qui découvrent trois fois l’an des films différents de ceux que déverse la production courante, combien de milliers d’autres laissés-pour-compte ? Les non moins fameuses classe de cinéma-audiovisuel (ex-A3), qui viennent de fêter leur dixième anniversaire au palais de Chaillot, ont fait la preuve de leur vitalité. La dernière réforme en cours conduit cet enseignement original et chaleureux - mais ne cherche pas à l’étendre. La formule, là encore, semble avoir atteint sa limite (une centaine d’établissements concernés, soit quelques milliers d’élèves seulement) sans que l’esprit qui la fonde inspire de nouveaux champs d’action. Et rappelons que seule la section littéraire (L) est directement touchée par ce dispositif optionnel. Mais, nous dit-on, l’acccès de tous à la culture est une priorité de la réforme, laquelle entend bâtir « un lycée pour le XXIe siècle ». À preuve ces « ateliers de pratique artistique », programmé à la hâte pour la rentrée prochaine, et dont on espère qu’ils intéresseront à terme un lycéen sur deux, quels que soient sa section et le baccalauréat qu’il préparera. Ces « ateliers » devraient permettre aux élèves qui le souhaitent, si leur lycée en fait la demande, de découvrir ou prolonger un goût pour un art (arts plastiques, musique, théâtre, danse, cinéma...). Quoi de neuf, en vérité, dans la réactivation d’une formule tombée en désuétude il y a quelques années (et vivotant au collège) ? Quelle est cette « priorité » qui suppose le volontariat, lui-même soumis aux mille contraintes de l’administration, aux fluctuations des budgets ? Et quelle part occupera dans ce dispositif le cinéma ? Mais, répondra-t-on, la liberté de choix est la clef de voûte de cette école du futur. Liberté de choisir ce qu’on ne connaît pas si le milieu dont on est issu n’y prédispose ?
À contre-courant d’un tel esprit ou de celui de la réforme actuelle, les programmes de français sont parvenus l’an passé à transformer l’essai jadis tenté avec Partie de campagne en imposant, parmi les quatre oeuvres inscrites à l’épreuve obligatoire de lettres de terminale L, une œuvre cinématographique, La Règle du jeu. Mesure massive, nationale, haute en symboles, et qui touche en 1999 près de cent mille candidats du baccalauréat. Passé les inquiétudes légitimes d’élèves et d’enseignants confrontés à l’étude d’un film au même titre que celle d’un roman ou d’une pièce, et les récriminations de ceux qui croient toujours que les professeurs de français ne sont pas à même, par principe, de mener à bien une telle étude, fût-ce dans le cadre de l’épreuve en question, une telle tentative prouve, s’il en était besoin, la capacité d’une œuvre « classique » et universellement reconnue à séduire et intriguer un jeune public qui ignorait auparavant jusqu’au nom de Renoir. Il reste que cette mesure demeure un cas isolé, que rien en amont dans le cursus des élèves et la formation des professeurs n’a systématiquement préparé. Plus inquiétant : le bras de fer qui se joue ces mois-ci autour de l’enseignement du français dans le lycée du « XXIe siècle » risque de conduire à un repli de cette discipline sur ses centres d’intérêt traditionnels, et surtout, à refuser que les programmes fixent dorénavant des œuvres obligatoires à étudier. Un tel refus signerait de facto la mort du cinéma dans la classe de français. Qui prendra a responsabilité d’expulser La Règle du jeu du baccalauréat ?
Or, dans la société d’aujourd’hui, dans l’école de demain, où voit-on que l’éducation au cinéma (et même, si l’ont veut, aux « images ») soit une priorité ? Des commissions se réunissent, des propositions sont rédigées, mais, hors de déclarations de circonstance, les discours et les actes ne suivent pas. L’école maternelle et primaire esquisse de timides balbutiements, que rien de continu au collège ne semble devoir relayer. Quant au lycée du XXIe siècle, la charte qui le définit retient, parmi les « grands axes de la réforme », l’accès de « tous les élèves aux « nouvelles technologies de l’information et de la communication » - non à la culture des « images ».
Les défauts du système sont patents. Si l’on parcourt l’échelle scolaire de la maternelle au baccalauréat, la situation actuelle offre un labyrinthe d’actions éparses et d’incitations ponctuelles ou sans effets tangibles. Au gré des établissements et des filières qu’il fréquentera, des professeurs qu’il rencontrera, des goûts qui lui viendront (Dieu sait comment), l’élève de notre fin de siècle rencontre ça et là « des images », plus rarement encore le cinéma. Pas de cohérence, pas de progressivité, nulle nécessité impérieuse. La formation des personnels est, quant à elle, au point mort : comment pourrait-il en être autrement là où les programmes sont pour ainsi dire muets ? La question des droits est sans cesse repoussée aux calendes grecques : l’an passé, un fâcheux effet d’annonce faisant croire au règlement de la question, aussitôt médiatisé, a finalement accouché d’une souris - et l’œuvre de cinéma demeure en classes un objet d’étude interdit par la loi. Enfin, les instances de décision, éparpillées entre des directions et deux ministères trop évidemment concurrents, riches de leurs actions respectives mais incapables ou peu désireux d’unir leurs forces, parasitent, freinent ou enterrent les propositions émanant des unes ou des autres. Quelques principes simples suffiraient pourtant à fonder une politique d’éducation au cinéma.
Cette éducation est à définir comme une mission prioritaire, son principe repose sur son extension systématique à tous les étages du cursus de la scolarité, de façon graduelle et progressive.
Les programmes des champs disciplinaires existants définiraient un cadre, des contenus et des supports, et répartiraient l’effort entre ces disciplines. Le cinéma (et les « images ») n’appartient en propre à aucune d’entre elles, il trouve son terrain d’action dans les enjeux propres à chacune.
Les concours de recrutement existants, mécanisme majeur pour déverrouiller le système, sauraient accueillir et valider une formation devenue indispensable et préparée durant les années qui conduisent à ces concours.
Les professionnels, reconnaissant que la classe ne contrevient pas au « cercle de famille » dès lors que s’y déroule une mission d’éducation, autoriseraient enfin dans ce cadre la libre circulation des œuvres.
Tel est le grand défi qu’un pays comme le nôtre, fort du rôle prééminent qu’il joue en Europe dans le domaine du cinéma, ferait bien de relever aux plus hauts lieux de décision. L’époque nous serine que le prochain siècle sera celui des « images », se soucie-t-elle vraiment d’en donner les clés ? Ce n’est pas de mesures ponctuelles qu’il est besoin en ce domaine, mais d’une vision d’ensemble, quelque chose comme un plan Marshall dont les professionnels de l’école mais aussi ceux du cinéma portent la responsabilité. Si l’école ne relève pas ce défi, qui le fera ?
HOMMAGE AUX BANDES DESSINÉES
Federico FELLINI
J’ai commencé à comprendre l’essence des bandes dessinées lorsque j’étais enfant en lisant celles de Frederick Burr Opper et de George McManus : Happy Hooligan, Maud, Alphonse et Gaston, et Bringing Up Father. En Italie, on publiait alors des bandes dessinées sans bulles ; on utilisait plutôt une sorte de bout rimé au-dessous, comme une légende, pas toujours complète, car on sait que le vers étire. Il manquait en somme un élément fondamental de la composition ; le texte était exclu de l’image, hors d’état d’en faire partie, mais l’effet typique de cet art inventif et subtil était si puissant qu’il définissait une représentation du monde.
Ensuite vint la découverte des bandes dessinées d’aventures. Il est difficile de faire comprendre l’influence qu’elles ont eu sur les enfants de ma génération, Guy l’Éclair d’Alexander Raymond par exemple. À l’époque où les vicissitudes chevaleresques des héros commençaient à devenir populaires, l’Italie naviguait en plein fascisme, en pleine rhétorique funèbre et despotique. Le fascisme reposait, il est vrai, sur l’audace, la nécessité du risque, du combat et de la victoire, mais ce n’était là que des mots arrogants et ceux qui exaltaient de telles valeurs n’étaient pas vraiment sympathiques. Tandis que Guy l’Éclair apparaissait tout de suite comme le type du héros insurpassable, du vrai héros, même si ses exploits se situaient dans un monde lointain et imaginaire. J’avais pour Guy l’Éclair et pour son créateur une profonde affection, comme tous les enfants de mon âge. Quand j’y songe, c’est comme s’il avait existé pour de bon. Parfois dans mes films, je recherche la couleur et la verve de Guy l’Éclair et de son monde, ainsi que l’imprimaient les journaux italiens, avec les bulles finalement à leur place, mais avec quelques fautes de traduction. Par exemple, dans la version originale du premier épisode dominical de 1934, on présentait Guy l’Éclair comme un « licencié de Yale », et dans la version italienne on le définissait comme « policier ». La faute n’a été corrigée qu’à une date récente, et, à mon avis, la différence n’est pas négligeable.
Si je rédige ces lignes, ce n’est pas pour parler de moi, ni pour risquer un jour l’accusation d’autobiographie, mais simplement pour témoigner de mon intérêt et de ma reconnaissance à l’égard des bandes dessinées. Intérêt et reconnaissance qui me font apprécier particulièrement ce livre de James Steranko qui contient, avec l’histoire des héros, l’histoire des bandes dessinées, d’Alex Raymond et Will Eisner, de Milton Caniff et de Hal Foster - de Stan Lee et de ses idées révolutionnaires sur le sujet. La révolution qu’il a produite a donné une tendance remarquablement aventureuse aux bandes dessinées, exactement la mise en œuvre de l’essence de l’autre filiation, celle du comique pur.
Non contents d’être des héros, mais devenant toujours plus héroïques, les personnages du groupe Marvel savent rire d’eux-mêmes. Si leurs aventures se présentent explicitement comme un spectacle plus grand que la vie, où chacun cherche avec masochisme à trouver en soi une forme de maturité, le résultat n’a rien de déplaisant : c’est un récit scintillant, véhément et vengeur, un récit qui ne cesse de renaître pour l’éternité, sans craindre les obstacles ni les paradoxes. Les obstacles et les paradoxes, nous n’en mourons pas, si nous savons les affronter en riant. Seul l’ennui pourrait nous tuer. Et de l’ennui, par chance, les bandes dessinées se tiennent à distance.
* Ce texte est paru en préface à The Steranko History of Comics (Supergraphics, Reading, Pennsylvanie, 1970). Traduit de l’américain par Alain MASSON. - POSITIF n°470 - avril 2000
LE CINÉMA VU D’EXTRÊME DROITE
On pourrait résumer ainsi France-la-Doulce, roman de Paul Morand paru en 1934 : un film des débuts du parlant, intitulé France-la-Doulce et adapté de La Chanson de Roland, connaît le triomphe, malgré une série de tribulations dues à la pagaille des milieux cinématographiques.
Un pamphlet contre le cinéma. Mais résumer de telle façon le roman de Morand ne tient compte que de la base narrative d’une œuvre dont la visée essentielle relève du pamphlet. Le cinéma y est attaqué en tant qu’art et en tant qu’industrie.
Pour Morand, le monde du film « était une dimension nouvelle, sans épaisseur, d’où la logique, les formes, les rapports normaux avaient disparu, tour de Babel à jamais inachevée où les mots s’étaient une fois pour toutes vidés de leur sens, et les idées les plus simples, celles qui servent chaque jour aux hommes à communiquer entre eux, de toute substance ». En cela, le cinéma est inférieur au « trompe-l’oeil du théâtre » ; il est « un art non plus dramatique mais spéculaire », abandonné par le public du théâtre « qui, depuis le XVIIe siècle, assurait la primauté de l’esprit… ».
De plus l’industrie du film est présentée comme complètement désorganisée et ne vivant que d’opérations malhonnêtes. La société Etherfilm, productrice de France-la-Doulce, engage comme metteur en scène Max Kron, qui se fait passer « pour son homologue Max Kron, le réalisateur du Baiser de la paix et de La Guerre future », et qui continue le tournage alors que les producteurs ont découvert la supercherie. Le commanditaire, le comte de Kergaël, est roulé par Etherfilm, si bien que, à la mort de celui-ci, son notaire Me Tardif doit défendre les intérêts de sa famille. Le tournage est chaotique : personne n’est payé, les figurants se révoltent, Kron fuit aux États-Unis en emportant les bobines déjà achevées ; il est alors remplacé par Tatarine qui réalise, dans un esprit différent, la suite du film. Finalement, après un arrangement facilité par le ministre de l’Intérieur entre Kron et la veuve Kergaël, France-la-Doulce obtient un triomphe en présence du président du Conseil.
Un pamphlet xénophobe. Cette vision passéiste d’un cinéma qui, par essence, ne vaudrait pas le théâtre, et cette présentation outrancière d’une industrie qui, effectivement, était alors relativement désorganisée ne suffisent pas à faire de France-la-Doulce un pamphlet virulent. La xénophobie qui inspire tout le roman est, elle, caractéristique de la veine pamphlétaire d’extrême-droite, telle qu’elle s’exprimait alors régulièrement dans les colonnes de L’Action française et d’autres journaux de la même mouvance.
La société Etherfilm est constituée de Jacobi et Amar, juifs, de Kalitrich, roumain, et de Hermeticos, grec. Quand l’Allemand Kron dirige, le personnel est allemand : l’opérateur Taubesohn, le maquilleur Warum ; quant à l’équipe de Tatarine, elle comprend « son monteur Nikitoff, son aide monteur, Nestoroff, son cameraman, Petroff, son découpeur, Dolgoroukine, et son aide découpeur Prokhorof ! ». Le dialoguiste porte un nom connotant la vieille France : Le Veneur d’Oisel ; mais il s’appelle réellement Jägervogel. Le directeur de production, Kanapèjan, est arménien ; son adjoint, Mameluco, est syrien, un « étranger ». Ce dernier adjectif devient parfois un substantif qui caractérise les personnages : ainsi Jacobi, Kalitrich et Sacher sont « les trois étrangers ». Les acheteurs du film, « maîtres terribles du cinéma », sont décrits comme des « métèques » monstrueux : « Têtes de commis-voyageurs martiniquais, de mastroquets corses, obligeant leur député, de commandeurs du Nichan Iftikar, de tôliers turcs, d’agents électoraux, de gros Syriens maquignons de foire, d’Algériens fermiers de casinos, croupiers au chômage, margoulins internationaux, cachés derrière leurs lunettes à verres de loupe, la bouche et la bourse entrouvertes, la lèvre humide de convoitise… ». Enfin, le circuit des salles françaises est tenu par Lévi-Levine. Bref, d’ « étranges noms », « des noms de toutes les paroisses ! » dans « Cosmopolis ».
Si l’on excepte la surcharge sémantique de l’onomastique et la généralisation consistant à ne faire participer à la production et à la réalisation de France-la-Doulce que des étrangers, on pourrait dire que Morand reproduit une réalité de l’époque. Mais il verse dans la xénophobie en présentant l’étranger d’une manière négative, voire haineuse.
Les réfugiés qui débarquent de Berlin à la gare de l’Est sont « les uns pareils à des Boches, les autres pareils à des Bicots ». Le portrait physique vaut condamnation : ainsi, Kanapèjan se signale par « des mains couleur pain d’épice où les poils dessinaient entre les doigts gras de véritables sourcils… ». L’étrange dégage une odeur spécifique : « Dans le bureau sale et noir » de Sacher, Kalitrich, Jacobi et Hermeticos, « bien qu’ils ne fussent ni lavés ni nourris depuis longtemps, cela sentait le hachis oriental et l’eau de rose ». L’étranger, par ses « imaginations orientales et diaboliques », détériore tout ce qu’il touche et entreprend. Il donne donc lieu à des comparaisons méprisantes : « comme des gangsters », « comme des larves », « comme des crabes », « d’un air faux d’eunuque ».
Parmi les étrangers, les juifs sont particulièrement visés. Les clichés de l’antisémitisme abondent. La « condition ancestrale » des juifs est « la vie errante, la disponibilité » par opposition au rythme tranquille de la province française. Kron retrouve à New York « cet authentique ghetto (…) où fourmillent de futurs mathématiciens, les ancêtres de révolutionnaires célèbres, les irresponsables aïeux de violonistes prodiges ». On ne s’étonnera pas que, dans le corps de Kron, la description privilégie le nez : quand il passa la frontière, « déguisé en Aryen blond », il a « tenu son nez dans sa main ». Le juif appartient à une « tribu » ; pire, il est une « vermine ».
Défense de la culture française : La France aux Français. Devant cet afflux d’étrangers, le cinéma, selon Morand, est colonisé et la culture française menacée. Ainsi des apatrides osent adapter une chanson de geste considérée comme l’origine du patrimoine littéraire de la nation et la défigurer par des épisodes ajoutés tels que « l’audacieuse orgie chez l’émir ».
Le titre du roman laisse deviner un reproche adressé cette fois aux Français qui seraient trop « doux » envers les étrangers, puisque même des nobles comme Kergaël et des bourgeois comme Me Tardif participent aux malversations des « métèques ». Le roman se termine par une réplique, qui ne pouvait être innocente étant donné le contexte international, de Kron au président du Conseil : « La France, Monsieur le président, c’est véritablement le camp de concentration du bon Dieu ! ».
France-la-Doulce aurait pu s’intituler « La France aux Français » ou, pour le moins, « Le Cinéma français aux Français ». La préface de Morand est clairement nationaliste, chauvine, xénophobe et antisémite. Il présente son roman comme un « itinéraire » qui « décrit la jungle financière de certains milieux cinématographiques, qualifiés, on ne sait trop pourquoi, de français ». Il adresse un « indirect hommage aux producteurs et metteurs en scène français (…) dont le nom sonne net » et critique les « pirates, naturalisés ou non, qui se sont frayé un chemin, parmi l’obscurité de l’Europe centrale et du Levant… ». Si Morand consent à louer les « grands noms internationaux de l’art que nous avons accueillis à leur passage » (on remarque la dernière restriction), il condamne « la racaille qui grouille ici » et il « revendique pour ses compatriotes (…) le droit des minorités ». On reconnaît là les thèmes et le ton de l’extrême droite déjà présents dans la réponse qu’avait faite Morand à une enquête sur la situation du cinéma dans Pour vous, L’Hebdomadaire du cinéma : en novembre 1933, il y déclarait : « Il faut que le cinéma ait le style d’une nation et d’une époque, tout comme autrefois un fauteuil ou un tableau (sic). C’est pour ça qu’il faut retirer au plus tôt le cinéma français des mains de la racaille du Levant et de l’Europe orientale qui a mis la main sur lui (je vous donne (…) rendez-vous à France-la-Doulce ». Même virulence dans un article, « De l’air !… De l’air !… », publié par Morand dans la revue de Massis 1933, où le romancier appelait à un sursaut national(liste) contre « l’invasion étrangère » : « Sortons de notre quiétude consternée. Renonçons même un moment au libéralisme si ce dépuratif s’avère trop inefficace (…). En ce moment, tous les pays tuent leur vermine sauf la nôtre » (cité par Ginette Guitard-Auviste).
De la déception à la xénophobie. Certains expliquent et justifient la xénophobie de France-la-Doulce par les déceptions qu’auraient connues Morand dans ses expériences cinématographiques. L’adaptation de son roman Lewis et Irène n’aboutit pas plus que celle de sa nouvelle « La Nuit de Putney », sa participation au comité littéraire de la filiale française de Paramount fut infructueuse. En 1932, Morand travailla à l’adaptation de Don Quichotte avec Alexandre Arnoux pour le scénario et les dialogues. Il écrivit aussi Trois Chansons de don Quichotte à Dulcinée, dont la musique aurait dû être de son ami Ravel. Le film subit de nombreuses mésaventures : plusieurs metteurs en scène furent remerciés jusqu’au moment où Pabst, qui venait de quitter l’Allemagne, fut choisi , Jacques Ibert fut préféré à Ravel ; plusieurs scènes durent être tournées de nouveau à cause du maniement défectueux de la langue française par Chaliapine. Ces aléas n’empêchèrent pas Morand d’assister au tournage du film de septembre à décembre 1932 et d’être crédité au générique.
Tous les romanciers déçus par le cinéma ne devinrent pas xénophobes. La présence de nombreux étrangers au générique de Don Quichotte (Pabst ; Constantin Geftman, directeur de production ; Nicolas Farkas, l’un des responsables de la photographie ; André Andreïev, décorateur ; Lotte Reiniger, responsable des ombres chinoises ; Hans Oser, monteur ; Chaliapine, acteur principal) entretint Morand dans un chauvinisme qu’il avait déjà exprimé. Vis-à-vis de Don Quichotte, il ne jugea pas le produit fini, le film tel qu’il fut vu sur les écrans et qui ne déshonora pas la carrière de Pabst, entouré en la circonstance de collaborateurs compétents et réputés. Morand ne retint que ses propres déceptions et que les mésaventures que le film avait connues durant sa réalisation. C’est ainsi qu’il publia France-la-Doulce qui n’a pas la légèreté d’une « sotie », comme l’écrit Ginette Guitard-Auviste, mais la lourdeur d’un nauséabond pamphlet. Paul Renard, 1999.
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